La République à Yport … en 1866 !

 

Extrait de « La vie à Paris – 1910 »

de Jules Claretie [1] - édition Bibliothèque Charpentier 1911 – pages 57 à 60 -

 

Yport -  YPORT(S.-Inf.)-Vue generale https://www.picclickimg.com/d/w1600/pict/313046133050_/CPA-76-Yport-Vue-G%C3%A9n%C3%A9rale.jpghttps://www.picclickimg.com/d/w1600/pict/313046141260_/CPA-76-Yport-Vue-Panoramique.jpghttps://www.picclickimg.com/d/w1600/pict/313046141260_/CPA-76-Yport-Vue-Panoramique.jpg

 

« Quel souvenir évoquait donc ce vieux camarade en me disant « Quand tu as proclamé la République à Yport. » ? C'est vrai, je me rappelle cette équipée de la vingtième année, que Charles Joliet [2] a dû raconter à son heure dans les échos du Figaro, et dont un autre journaliste de ces temps se fit le chroniqueur préhistorique (Georges Maillard [3] , ce désespéré qui finit par un coup de revolver en une chambre d'hôtel de la rue de Navarin) dans la Gazette des étrangers. Je retrouverais bien l'article, si j'avais le temps.

Nous étions allés en troupe, jeunes gens, peintres ou écrivains, inaugurer le casino de Fécamp et durant tout le voyage Armand Gouzien [4] mettait en musique les couplets qu'improvisait Charles Joliet sur Benedeck, le pauvre Benedeck qui venait de perdre la bataille de Sadowa [5] . Les Parisiens, militaires ou journalistes, raillaient beaucoup alors le « plan de Benedek » et le général Trochu [6] , hochant la tête, disait en défendant le feld-maréchal :

-          Prenez garde, dans quelques années nous serons peut-être tous des Benedek [7] !

Mais Joliet rimait et Gouzien chantait. Le prince Napoléon [8] devant assister, au casino de Fécamp, à un bal que donnait la municipalité, ou l'administration, je ne sais plus, nous avions décidé de ne point paraître à la fête et nous avions, pour visiter les environs, frété une sorte de vieille diligence jaune, d'où juché sur l'impériale, avec le bon Joliet près de moi, je pouvais voir la mer et la côte normande.

 

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Nous arrivons, en cet équipage, à Yport. C'était la fête du pays. Toute la population était assemblée autour des chevaux de bois, des boutiques de quincaillerie et des baraques de phénomènes. Des drapeaux flottaient aux mâts. Les orgues jouaient quelque Pied qui remue, puis l'air officiel de la Reine Hortense [9] .

-          Si nous pouvions, dit Joliet, leur faire jouer « la Marseillaise » ?

-          Et si nous la chantions ?

-          Si nous faisions mieux ? Nous avons une population ici réunie. Si nous proclamions la République ?

Nous avions vingt ans. Il faisait beau. L'air de la mer nous fouettait le sang. Nous n'étions ivres que de jeunesse.

Joliet achète un drapeau tricolore à un marchand forain et me le passe en le hissant à mes côtés sur l'impériale.

Alors, gaiement, en riant, heureux de cette bonne plaisanterie qui pouvait nous mener fort loin

-          Citoyens, dis-je en agitant là-haut mon drapeau, la République vient d'être proclamée à Paris . Nous vous en apportons la nouvelle

-          Vive la République , crie Joliet.

Les pêcheurs d'Yport, les paysans, les bons bourgeois écoutaient, stupéfaits, et nous regardaient sans rien dire. Y avait-il là des gendarmes, des gardes champêtres ? Je l'ignore. Je ne m'en souviens pas. Mais ce qui est certain, c'est que personne ne bougeait. Les orgues jouaient toujours :

Partant pour la Syrie,

Le jeune et beau Dunois ...

et nous, enchantés de notre farce, devant la stupeur de la population en fête, nous continuions, puisqu’on n'interrompait pas.

-          Nous ne connaissons pas exactement la composition du gouvernement provisoire. Mais patience ! Le télégraphe ne tardera pas à nous en expédier la liste !

Un mouvement d'incertitude se fit alors visiblement dans cette foule. On aime bien à savoir tout de suite par qui l'on va être gouverné.

Mais l'incertitude se changea très vite en hostilité flagrante lorsque Armand Gouzien, poussant un peu loin la plaisanterie, dit d'une voix de stentor à ces braves Normands, d'abord ébahis, puis rapidement irrités

-          Et, délégués de la nation, nous venons pour partager les biens !

-          Je crois, nous souffla tout bas le conducteur de la diligence, qui jusque-là s'était en riant associé à notre galéjade, oui, je crois que nous ferions bien de nous en aller !

La foule, en effet, grondait et s'amassait autour du véhicule. Les yeux s'enflammaient. Les poings se fermaient. La République improvisée allait trop vite. Le musicien Gouzien devenait compromettant. La mesure battue était trop rapide.

Le cocher fouetta ses chevaux et nous reprîmes la route de Fécamp, moi agitant toujours, du haut de l'impériale, mon drapeau tricolore, et les gens d'Yport maudissant de loin ces Parisiens inconnus qui venaient de lancer ainsi, sans préparation, en pleine fête, la nouvelle d'un changement de gouvernement.

La musique des chevaux de bois jouait toujours l'air de la Reine Hortense. Et peut-être sans la malencontreuse phrase de l'auteur de La Légende de saint Nicolas, les braves habitants d'Yport se fussent-ils résignés à finir leur journée sous une République inattendue.

Et voilà le souvenir que Charles Joliet évoquait en me rappelant cette journée d'été, cette journée de soleil, la folle journée, comme dit Beaumarchais qui eût pu aussi constater que « tout commence aussi quelquefois par des chansons ou de l'opérette. »

 

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Notes :



[1]  Arsène Arnaud Clarétie, dit Jules Clarétie, né le 3 décembre 1840 à Limoges et mort le 23 décembre 1913 à Paris, est un romancier, dramaturge français, également critique dramatique, historien et chroniqueur de la vie parisienne. Au cours de sa longue carrière, outre la signature Jules Claretie, il a recours à plus d'une douzaine de pseudonymes afin de publier ses œuvres littéraires et ses articles dans la presse.

[2]  Charles Joliet né à Saint-Hyppolyte le 8 août 1832 et mort le 13 février 1910 est un littérateur et auteur dramatique, auteur de nombreux ouvrages. En 1867, il publie un intéressant ouvrage Les Pseudonymes du jour où il révèle le véritable nom de beaucoup d’écrivains célèbres.

[3]  Georges Maillard, né le 18 août 1837 à Versailles et mort le 1er avril 1897 à Paris, journaliste français.

[4] Armand Gouzien, né le 4 février 1839 à Brest (Finistère) et mort le 14 août 1892 à Saint-Pierre-Port (Guernesey), est un musicien, journaliste et fonctionnaire français.

[5] Ludwig von Benedek, né le 14 juillet 1804 à Sopron et mort le 27 avril 1881 à Graz, général autrichien, battu à la bataille de Sadowa par l'armée prussienne.

[6]  Louis-Jules Trochu, né à Palais à Belle-Île-en-Mer (Morbihan) le 12 mars 1815 et mort à Tours (Indre-et-Loire) le 7 octobre 1896, général de division et homme d'État français sous le Second Empire.

[7]  En fait, une prédiction de la guerre de 1870 …

[8]  Napoléon-Jérôme Bonaparte, le fils cadet de Jérôme Bonaparte, né à Trieste le 9 septembre 1822 et mort à Rome le 17 mars 1891, personnalité politique et militaire française du Second Empire, cousin germain de l’empereur Napoléon III.

[9]  Hortense Eugénie Cécile de Beauharnais, reine consort de Hollande (1806-1810), duchesse de Saint-Leu (Saint-Leu-la-Forêt) (1814), née le 10 avril 1783 à Paris et morte le 5 octobre 1837 au château d'Arenenberg dans le canton de Thurgovie en Suisse, membre de la famille impériale française, fille de Joséphine de Beauharnais et mère de l'empereur Napoléon III. Elle fut compositrice avec des romances qu'on pouvait entendre au château d'Arenenberg . « Partant pour la Syrie » a été l'hymne national non officiel pendant le Second Empire. Elle a aussi publié ses mémoires, « Mémoire de la reine Hortense », publié par le prince Napoléon en 1834.