Vous avez dit corsaire … Comme c’est bizarre !

 

 

« Vous avez dit bizarre… comme c’est bizarre… comme c’est étrange », la toute première expression de ce genre provient d’un film « Drôle de Drame » réalisé par Marcel Carné de 1937, avec l’écrivain-poète Jacques Prévert au scénario et aux dialogues et puis une scène mémorable entre les acteurs Louis Jouvet et Michel Simon. La réplique a fait mouche, elle est restée célèbre, une réplique-culte, dira-t-on ; elle sera souvent reprise, répétée et aussi réutilisée avec d’autres mots [1] pour d’autres usages, notamment pour expliquer ce qui, a priori, ne va pas de soi ...

 

LE CORSAIRE. 2 actes. par ACHARD (Marcel) | Librairie CLERCFrancomac™: Carné-1937-Drôle de drame
                          Louis Jouvet année 1937                                                                   Année suivante 1938

 

Le sujet abordé pour nous sera « le corsaire », celui-là même que Louis Jouvet mettait en scène l’année suivante en 1938 et qui, pour certains, pouvait rester encore bizarre ? Et bien, essayons d’approfondir le terme et puis le rôle, la fonction. Tout d’abord, voyons l’étymologie : le terme est emprunté de l'italien « corsaro » [2] lui-même dérivé du latin « cursus » ou « course », le mot « corsaire » étant attesté en usage au cours  du XVème et au début du XVIème siècle ; le corsaire était à l’origine un bâtiment armé pour la course ; par extension, on donna ce nom au capitaine du navire. Prenons désormais une définition récente : un corsaire est une personne (le plus souvent l'armateur, le capitaine ou le membre de l'équipage d'un navire civil armé) autorisée par une lettre de marque ou de course, à attaquer en temps de guerre, tout navire battant pavillon d'États ennemis, et particulièrement son trafic marchand, laissant à la flotte de guerre le soin de s'attaquer aux objectifs militaires [3]

 

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Les grands personnages de la France, de son histoire, de ses arts - Gravure d’illustration de 1825

 

Alors, à quoi ressemblent-ils, ces corsaires ?

 

Les corsaires sont-ils des militaires ?

Certainement pas : les corsaires sont des marins, des inscrits maritimes certes, mais ils ne sont pas de la Marine Nationale, autrefois de la Royale ; en temps de paix comme en temps de guerre, ils agissent en qualité de civils, pour leur compte ou celui de leur armateur ; mais en temps de guerre, la pratique de la pêche lointaine ou du commerce au long cours devenant impossibles, alors, ne sachant pas rester inactifs, ils vont s’engager pour leur propre pays tout en continuant à agir pour eux-mêmes ; ils ont les navires et les marins que la flotte royale ou nationale ne possède pas en nombre suffisant ; ils vont compléter l’action de nos militaires, leur venir en renfort ; en parallèle de la guerre d’escadre, il y aura aussi la guerre de course, que certains appelèrent « la guérilla des mers ».

 

Les corsaires sont-ils des mercenaires ?

Certainement pas : les mercenaires agissent à la solde d’une puissance quelconque ; ils ont, par rapport aux nations en conflit, des origines diverses, la plupart du temps étrangères ; ils prennent une part directe aux hostilités uniquement du fait de leur recrutement ; ils se battent en contrepartie d’une rémunération, sans autre motif, sans état d’âme ; les corsaires, eux avec plus de panache, agissent pour leur Roi  , pour leur Nation ; ils sont, de leur vrai nom, « corsaires du Roi » et puis « corsaires de la République » …

 

Les corsaires assurément ne sont pas des pirates !

Le terme de pirate était utilisé comme synonyme de corsaire jusqu’à la fin du Moyen Âge, d'où la confusion longtemps maintenue entre les deux termes ; mais désormais, les corsaires ne peuvent plus être confondus avec les forbans, flibustiers ou bien les pirates, puisque, nous le savons, ils exercent leur activité selon les lois de la guerre, uniquement en temps de guerre et avec l'autorisation de leur gouvernement, accordée au moyen d’une lettre de Marque ou de Course ; capturés, ils ont droit au statut de prisonniers de guerre … par conséquent aux pontons anglais !

 

Les corsaires pratiquent une guerre économique :

Les anglais firent malicieusement à Surcouf [4] le reproche de faire la guerre pour de l’argent, mais n’est-ce donc pas le nerf de la guerre ! La guerre économique n’est-elle pas toute aussi importante que la guerre militaire ! Elle se présente de diverses manières : nous connaissions jadis l’encerclement des places fortes ou citadelles pendant des semaines et des mois pour seulement affamer l’ennemi, et aussi le blocus naval pour empêcher à l’adversaire toute communication commerciale extérieure, aujourd’hui encore, on parle de blocus économique ...

Les corsaires opéraient individuellement à l’encontre des navires marchands ennemis ; ils étaient peu armés, quelques canons, souvent un seul, parfois seulement des pierriers [5] , afin de uniquement poursuivre, menacer et arraisonner les adversaires auxquels la Nation était confrontée ; le but essentiel était d’appréhender leur navire et la cargaison, les marins étant souvent relâchés.

 

L’armement corsaire était très réglementé :

Le droit de prise a été régi par de multiples lois ; les voici toutes : une ordonnance de 1384, une déclaration du 22 septembre 1638, puis celle du 1er février 1650, l’ordonnance de la marine de 1681 (Colbert), une autre du 3 septembre 1718, le règlement du 26 juillet 1778 (3ème guerre-corsaire), la loi des 21 et 22 août 1790 (4ème guerre-corsaire), l’arrêté du 2 prairial an XI, enfin une loi du 10 avril 1825.

Ces dispositions successives statuaient sur la validité des prises, en réglaient la liquidation et le partage entre les trois parties concernées, l’Etat, l’armateur et l’équipage des navires. Un tribunal des prises officialisait le bien-fondé de la capture et traitait les différends. Les corsaires étaient alors rétribués sur une partie des marchandises appréhendées, un tiers pour l’équipage, en nature donc [6] , avec parfois de belles surprises, par exemple l’or espagnol, mais il n’en était pas toujours ainsi …

 

Le mythe de la grotte des corsaires :

La caverne d’Ali Baba provient assurément d’un conte oriental issu des Mille et Une Nuits, mais l’occident s’en est emparé pour en faire un lieu discret de dépôt de toutes sortes de marchandises détenues illégalement, de produits frelatés et même de vrais trésors parfois. Le smogglage [7] était fréquent sur les côtes de la Manche entre la France et l’Angleterre, une cache était donc nécessaire. La notion de corsaires a bien été mêlée avec de tels trafics, d’où la confusion longtemps entretenue avec les contrebandiers !

L’on prétendait que les corsaires, en retour d’une prise de guerre, avant d’arriver à leur port d’attache, se délestaient discrètement d’une partie de leur cargaison afin de diminuer l’effet du partage du butin [8] . Alors s’agissait-il d’une réalité ou bien d’un mythe ? La grotte du corsaire était-elle purement romanesque et imaginaire ?

A Dieppe, tout comme Saint-Malo ou Dunkerque, Morlaix ou Roscoff, on se qualifiait de « nid de corsaires » ; sous la falaise du Pollet ou bien du côté du casino , vivaient là les habitants des gobes que l’on appelait les gobiers, chichement dans un trou de falaise, une caverne, une grotte, tantôt naturelle, tantôt creusée jadis par l’homme pour en extraire de la marne : l’on racontait que ces grottes avaient servi un moment de réserves d’huîtres et puis d’abris pendant la guerre, mais aussi et surtout elles avaient été à l’usage des contrebandiers peut-être même des corsaires …

A Saint-Malo, couramment dénommée la « cité corsaire », on prétendait que les navires de retour, avant d’arriver au port, passaient une nuit dans la baie de la Fresnaye ... Et pourquoi sur les bords de la Rance cet endroit dénommé « La Flourie », aussi à Saint-Lunaire « La Fourberie » : que s’est-il donc passé là pour avoir gardé de telles appellations ! De plus, « on sait que beaucoup d’hôtels de la cité possédaient des « oubliettes », en fait des réduits aménagés généralement entre le plafond de l’étage inférieur et le parquet de l’étage au-dessus ; on y accédait par une trappe qui jouait entre les lames du parquet. Telle est l’origine de plusieurs histoires de Trésors cachés au moyen desquelles on explique la singulière fortune des armateurs négociants de Saint-Malo au commencement du 18ème siècle … » [9]

A Lorient, on parla au retour de l’escale Chabert en 1709 d’une dissimulation énorme dans une cache de l’île de Groix, avec pour instigateur un personnage malouin très controversé, l’abbé Noel Jouin [10] .

A Saint-Palais sur Mer, en Charente, il existe toujours une grotte des corsaires, et une autre aussi dans le département de l’Aude. 

Alors, doit-on croire à tout cela et à qui s’adresser pour en savoir plus, pour percer le mystère de ces grottes de corsaires ? Aux affaires maritimes ou bien dans les livres de bord des navires, certainement pas car - top-secret - le procédé était occulte, jamais retranscrit … peut-être faudrait-il se mettre à l’écoute de la tradition orale, mais doit-on vraiment s’y fier … ne s’agirait-il pas en fait, tout simplement, d’une fable, d’une histoire écoutée aux portes de la légende [11] , comme on en a tant dans les chaumières au coin du feu, aussi bien dans les livres ou au cinéma et même au théâtre ! …

Inspirées des deux poèmes de Lord Byron (1788-1824) « le Corsaire » et « Lara », il y eut sur ce thème, comme représentations théâtrales :

-           un ballet « Le corsaire », de 1856 [12] , avec une chorégraphie de Joseph Mazilier sur une musique d'Adolphe Adam ; en trois actes et cinq tableaux, l’acte 2 ou 3ème tableau a pour décor la caverne des corsaires.

-           un opéra-comique « Lara », représenté pour la première fois le 21 mars 1864, avec les paroles de Cormon et Carré, la musique de Maillart, en trois actes et six tableaux, le 4ème se déroulant également dans une grotte de corsaires.

Le Corsaire au Théâtre Mikhaïlovsky, 15 mars 2009https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8438175f/f1.jpeg?download=1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lara : opéra-comique représenté en 1864                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                La scène de la grotte dans « Le Corsaire » (chor. Faroukh       

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        Ruzimatov) au théâtre Mikhaïlovsky à Saint-Pétersbourg-2009

 

Conclusion : Sur les instances de l’Angleterre - sans doute en avait-elle trop souffert - le gouvernement français du Second Empire, aussitôt la guerre de Crimée terminée, par le traité de Paris du 16 avril 1856 [13] , a cru bon supprimer la guerre de Course. Ainsi donc, nous ne pouvons plus être des corsaires … seulement des descendants de corsaires … Qu’à cela ne tienne, nous continuerons, comme le faisait Surcouf, à nous battre pour ce qui nous manque [14] !

 

                                                                                                   Yves Duboys Fresney

 

 

Les quatre guerres corsaires

-          associées aux guerres européennes et inter-coloniales -

 

 

Durée des conflits

 

Guerres nord-américaines

 

Guerres européennes

 

Guerres-corsaires

 

Traités

16891697

Première guerre intercoloniale

Guerre de la Ligue d'Augsbourg

 

Traité de Ryswick

1702 -1713

Deuxième guerre intercoloniale

Guerre de Succession d'Espagne

 

Traités d'Utrecht

1744-1748

Troisième guerre intercoloniale

Guerre de Succession d'Autriche

Première guerre corsaire

Traité d'Aix-la-Chapelle

17541763

Quatrième guerre intercoloniale

Guerre de Sept Ans

Deuxième guerre corsaire

Traité de Paris

1775-1782

 

Guerre de l’indépendance américaine

 

Troisième guerre corsaire

Traité de Versailles

1789-1815

 

Guerres de la République  et de l’Empire

Quatrième guerre corsaire

Traité de Paris

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Notes :



[1]  La figure littéraire employée est l’analogie.

[2]  Avec la variante espagnole « corsear »

[3]  Source : Wikipédia 

[4]  Robert Surcouf : né le 12 décembre 1773 à Saint-Malo - mort le 8 juillet 1827 à Saint-Servan.

[5]  Pierrier : petit canon souvent monté au bastingage d’un navire sur pivot, de façon à pouvoir disposer d'une grande latitude de tir ; il pouvait envoyer des boulets de pierre ou de fer, ou de la mitraille.

[6]  En nature ou par le biais de l’hôtel des Monnaies.

[7]  Au 18ème siècle, les ports de pêche et de commerce de la Manche étant en décadence, on assistait à la recrudescence d’une contrebande entre l'Angleterre et la France, appelée le smogglage, consistant en une fraude sur les produits courants (thé, tissus) ou les alcools (eaux-de-vie, vins, genièvre), alors surtaxés en Angleterre ; encouragé par les autorités françaises, le trafic atteignait les sommets dans les années 1780.

[8]  Il s’agissait aussi d’éluder un impôt royal, l’indult, s’élevant à 6% des prises.

[9]  Source : « Les corsaires chez eux » par Etienne Dupont – éd. Chez l’auteur - page 146.

[10]  Lire « L’aumônier des corsaires – l’abbé Jouin (1672-1720)» par Etienne Dupont chez L. Durance Nantes, réédité à La Découvrance, collection L’Amateur Averti 1999.

[11]  Une expression de Victor Hugo (1802-1885) provenant de « La Légende des Siècles ».

[12]   1856 est l’année même du traité de Paris qui mit fin à la guerre corsaire ; quelle coïncidence !

[13]  Quelques années plus tard, lors de la guerre de Sécession américaine (1861-1865), l’Angleterre, malgré sa déclaration de neutralité pour ce conflit – et malgré le traité de Paris de 1856 -, fournissait aux Etats du Sud des navires corsaires construits dans les ports anglais, causant des pertes immenses au commerce des Etats du Nord ; il s’agira de « l’affaire de l’Alabama » ; ah ! « La Perfide Albion » !…

[14]  Voir la belle répartie de Robert Surcouf à un officier anglais qui l’interpellait et le toisait lors de la prise de son navire : « Nous, Anglais, nous nous battons pour l’honneur, et vous Français, vous vous battez pour l’argent ! » « Peut-être, vous avez raison, capitaine, mais chacun se bat pour acquérir ce qui lui manque ! »