Judith GAUTIER à Fécamp en 1873.
Judith Gautier (1845-1917) était la fille aînée de Théophile Gautier et de la cantatrice italienne Ernesta Grisi. Toute son enfance fût placée sous le signe des lettres et des arts avec, grâce à son père, la fréquentation de Delacroix, Baudelaire, Flaubert et bien d’autres célébrités, artistes et poètes de l’époque.
Elle épousa en 1866 contre l’avis de son père, le poète bordelais Catulle Mendès mais ce fût un mariage malheureux. Passionnément admirée de Victor Hugo, elle fût l’inspiratrice de Wagner alors qu’il écrivait « Parsifal ». Dans son salon au 30 de la rue Washington, comme dans sa maison « Le Pré aux Oiseaux » à Saint-Enogat près de Dinard, elle recevait tous les écrivains, peintres et musiciens du moment ; s’y retrouvaient successivement Montesquiou, Goncourt, Louÿs, Loti, Leconte de l’Isle, Mallarmé, Henri de Régnier, Villiers de l’Isle-Adam …
Très tôt initiée à l’Orient, son œuvre littéraire comprenait des adaptations de poésies chinoises, des romans aux décors hindous ou japonais, des pièces de théâtre ainsi que de nombreux articles dans les journaux et périodiques relatifs soit à l’art soit à la musique soit à l’un quelconque des pays du Levant.
En 1873, Judith et Mendès étaient partis à Vienne faire une série de conférences et de reportages ; ils y étaient arrivés, semble-t-il, durant une épidémie de choléra. Judith contracta la maladie et les médecins décidèrent qu’elle devait rentrer à Paris sur le champ.
Presque aussitôt et durant l’été, Judith partit se reposer en convalescence et prendre les eaux à Fécamp ; là, sur la plage, alors qu’elle se baignait, elle remarqua un beau jeune homme qui en faisait autant … Elle avait toujours été très sensible à la beauté masculine, comme elle avait été séduite jadis par le physique d’Apollon de son mari ; « il me sembla que j’avais en face de moi l’archange Saint-Michel. Il était beau, la grâce s’y trouvait alliée à la force. C’était là l’Androgyne idéal, mon type de beauté. » Judith qui était restée une nageuse intrépide, le rattrapa, trahissant son admiration ; elle sentit qu’il était très intrigué, mais qu’il la fuyait. Leur émotion ne s’exprima pas au delà du regard. Judith apprit plus tard que son Adonis appartenait à une famille bourgeoise très collet-monté. Elle supposa qu’elle l’avait effrayé ; mais il continua à hanter ses rêves.
Chez Charles Clermont-Ganneau, il a été retrouvé un poème daté des 25-27 juillet 1873 qui s’achève ainsi : « Hélas, j’aime d’amour l’archange Saint-Michel » ; c’est à nouveau pour son archange qu’elle écrivit en décembre le poème intitulé « Châtiments ». Le 29 août 1873, Léon Dierx rapporte à Mallarmé : « Catulle est revenu ; sa femme est à Fécamp et doit revenir à ce qu’il nous dit dans 5 ou 6 jours. Tout fait penser que les choses sont moins définitives que le bruit en avait couru. Mille fois tant mieux pour tous les deux. »
Beaucoup plus tard, Judith Gautier souffrante et retirée à Saint-Enogat reçoit après une très longue absence son ami Joseph Salmon : « Mais c’est l’archange Saint-Michel » dit-elle émue en le voyant ; elle avait été hantée toute sa vie par un certain type de beauté ; elle l’avait toujours recherchée, mais à l’exception de l’apparition de Fécamp, quelque quarante ans plus tôt, elle l’avait toujours cherché en vain.
Car Judith avait été elle-même d’une grande beauté ; ses amis de jeunesse soupiraient : « Ah ! si vous l’aviez vue sur la plage ! C’était le plus beau bain de mer d’Etretat ! »
A 28 ans donc Judith, belle et solitaire, en convalescence, prend villégiature pendant un mois, peut-être deux, à Fécamp. Dans son livre « Lucienne » publié en 1877, elle nous transmet ses impressions sur la ville : « …
Pendant son séjour, Judith fit donc une rencontre fortuite et anonyme en natation mais elle fit aussi la connaissance d’une autre figure masculine : celle de Paul Duval, le futur Jean Lorrain ; lui le bel Apollon du bain, nous ne le pensons pas ; il n’avait alors que 18 ans et passait ses vacances d’été en famille, fraîchement sorti de son internat ; il lisait et aimait Musset ; elle lui fit découvrir Victor Hugo et Leconte de Lisle ; « comme elle peignait alors, il lui portait son chevalet, lui rendait mille petits services … Or en ces années-là, le jeune Jean Lorrain avait vingt sous par semaine ; et en l’honneur de l’adorée, il se faisait faire la barbe qu’il n’avait pas et il lui apportait de temps en temps un bouquet de quinze sous », note Goncourt d’après les dires de l’intéressé.
Judith envoûta durant deux saisons le jeune Paul Duval ; celui-ci l’accompagnait à la plage ou dans ses promenades : « terrorisé par le charme quasi divin de son génie, je la suivrai servilement sur la falaise ».
La passion de Jean Lorrain fût foudroyante mais ses sentiments ne sont pas pris au sérieux ; il eût bien de la peine à accepter que, sitôt rentrée à Paris, elle l’oubliât totalement ; pendant qu’il lui dédiait ses plus beaux vers, elle de son côté lui préférait la compagnie de Montesquiou et de Loti ; pour comble, Judith lui proposa quelques années après, selon Goncourt « un mariage littéraire qui devait lui faire gagner beaucoup d’argent. Il s’agissait pour lui d’épouser l’une des filles de Meurice qui se trouvait être une protestante si parfaite qu’elle glaça de suite ses velléités de mariage. Et quand il apprit qu’elle était une fille naturelle, ce fût pour lui un prétexte qu’il saisit aussitôt pour rompre ».
Judith aurait été le seul amour de Jean Lorrain, platonique et déçu, romanesque et incompris ; à Fécamp, cet été-là, Judith s’éprenait d’un Apollon, dans le même temps Jean Lorrain s’éprenait de Judith, ces effusions de sentiments sans lendemain ne servaient-elles pas en fait de support à des effusions littéraires et poétiques propices à cette période post-romantique ?
Y.D.F.
Sources :
- Lucienne par Judith Mendès 1877 Calmann-Lévy
- Judith Gautier par Joanna Richardson 1989 Seghers
- Jean Lorrain par Thibaut d’Anthonay 1991 Plon
- Journal de Edmond et Jules de Goncourt