A Saint-Malo, quand la morue se mêle à tout !
Introduction
Le séchage de la morue, un droit seigneurial
Avec la découverte du Nouveau Monde, apparait la pêche à Terre-Neuve …
Un privilège pour cette activité : l’exemption de la gabelle
Un avantage également avec les primes
Le French Shore, un mode très particulier d’exploitation
Saint-Pierre, un lieu stratégique
La morue, une nourriture européenne
Le tirage au sort des places de pêche
A défaut de morues, il y eut les homards
Un port adapté à la pêche morutière
Les bassins à flot en France en tableau
Le séchage de la morue devient mécanique
La « Semaine de la Morue »
Un dernier défenseur de la pêche de la morue : Fernand Leborgne (1931-2017)
La pêche à Terre-Neuve, selon le nombre de navires, à partir de Saint-Malo, en tableau
Les particularités de la pêche morutière pratiquée à Saint-Malo
Conclusion
La grande aventure de la pêche de la morue dura cinq siècles, depuis la découverte du Nouveau Monde jusqu’à la fermeture par le Canada de ses eaux territoriales [1] .
Au tout début, le poisson était si abondant que l’on parlait de pêche miraculeuse. Au fil des siècles, celle que l’on dénommait « la grande pêche » s’est considérablement développée, devenant un enjeu économique majeur pour toute l’Europe ; on parlait alors à son sujet de « l’or blanc » . Par la suite, arriva le temps du chalut, puis, en dernier lieu, le temps de la surpêche … Pendant cette longue période, la morue se retrouvait partout, elle était omniprésente, dans tous les ports, dans toutes les gares, toutes les boutiques, sur tous les menus des hôtels et restaurants, dans tous les garde-mangers, sur toutes les assiettes …
A Saint-Malo, qui se disait la capitale des terre-neuvas [2] , la morue prenait une place spécialement importante ; plus de la moitié de la ville vivait de cette activité ; à certaines années, plus de cent navires [3] quittaient le port malouin pour traverser l’Atlantique en direction de Terre-Neuve ou du Groenland [4] .
Alors, voyons les points essentiels de « cette molue qui se mêle à tout » [5] !
Le séchage de la morue … un droit seigneurial
La morue dès le Moyen-âge faisait parler d’elle … Elle était alors pêchée en Mer du Nord, sur le Dogger Bank, mais celle-ci aurait un moment migré vers l’Atlantique Nord pour rester dans les eaux froides [6] .
A Saint-Malo, les terrains dits des Champs Vauverts, proches des remparts et de la tour du même nom, étaient initialement une garenne épiscopale ; l’évêque étant le seigneur des lieux y faisait exercer ses droits de séchage de la morue ; nous avions là une première sécherie connue .
Pendant ce temps, malheureusement, l’évêque laissait les remparts sans entretien, c’est du moins ce que l’histoire retient ; il refusait les réparations, ainsi que la création de nouvelles défenses de la ville ; il s’en suivra en 1362 une révolte malouine, avec la mort d’un clerc, et la destruction de la sécherie de poissons ; l’évêque [7] , associé à son Chapitre, devra céder devant les prétentions de la Commune Jurée soutenue par les bourgeois …
Des difficultés réapparurent en 1496, malgré la nomination comme évêque de Saint-Malo en 1493 d’un proche du roi Charles VIII , en la personne de Guillaume Briçonnet [8] ; les représentants de la Ville cessèrent de comparaître au Chapitre ; ils dressèrent un mémoire des griefs qu’ils reprochaient à l’administration du Chapitre et puis s’octroyèrent le droit d’établir une Maison de Ville ; les chanoines présentèrent à leur tour un mémoire renfermant en 39 articles les diverses attributions, droits et coutumes de la seigneurie de Saint-Malo ; parmi eux, le droit de pêcherie et de sècherie ; par la suite, pour conclure ce long conflit , un édit de la duchesse Anne de Bretagne du 13 octobre 1513 retire à la seigneurie épiscopale un certain nombre de prérogatives au profit de la Communauté de ville et répartit entre eux des attributions respectives de droits et privilèges : « Le règlement défend au Chapitre de faire l’inventaire des navires et règle les droits de sceaux, d’entrée de vin et de poisson, d’étalage, du mesurage, des fours banaux, etc … »
Les droits de l’évêque sur la morue paraissent ainsi disparaitre, le droit de séchage allait d’ailleurs, avec les Grandes Découvertes, prendre une nouvelle dimension [9] ; les Champs Vauverts quant à eux, servirent à la défense de la Ville ; par arrêt du Parlement du 18 juillet 1624, le Gouverneur se fait reconnaître la propriété exclusive de cette place ; les remparts furent alors renforcés par des contreforts, glacis et échauguettes, en vue de l’installation d’un service d’artillerie .
Les Champs Vauverts - une première sécherie
Avec la découverte du Nouveau Monde, apparait la pêche à Terre-Neuve …
Avec les grandes découvertes, le monde, le vieux-monde, allait changer, la pêche à la morue également … Dès 1504, les malouins découvrent la pêche à Terre-Neuve [10] , avec toujours cette nécessité du séchage ; la pêche à la côte de Terre Neuve organisait un séchage sur place [11] ; il s’agissait d’un séchage naturel, à l’air libre, sur des graves, directement au sol ou sur des sortes de tréteaux [12] .
Mais quand les navires rentraient, en retour de pêche avec de la morue verte, alors recommence comme chaque année à Saint-Malo « la grande affaire du séchage » ; on doit y faire appliquer les règlements ainsi que les prohibitions : vider les saumures ailleurs que sur le sable … ou si bas sur la grève que la mer puisse emporter le déchet ; et puis défense à l’avenir de mettre la « molue » à sécher au cimetière [13] ; on voit jusqu’à permettre à des prisonniers d’aller tourner et retourner les morues au Sillon : la Justice elle-même le comprend ; on laisse étendre ce poisson non seulement au Sillon, mais aussi au Talard, au Bé [14] , sur les rochers qui entourent la ville, et encore sur les murs, les tours – et donc sur les remparts de la ville - et aussi au haut des maisons ; on épargne qu’aux seuls en-bas les maisons habitées ; encore est-il que de porte en porte, la morue trempe pour les besoins journaliers dans un bac - pour désaler - et ensuite en rejeter les eaux putréfiées dans la rue ...
C’est tout cela que les malouins du temps nommaient eux-mêmes « l’infection des molues » [15] .
Nous savons qu’un lien personnel et particulier existait alors entre Saint-Malo et la côte de Terre-Neuve ; celui-ci dura quatre siècles, de 1504 à 1904, pour celle que l’on nommera, de 1713 à 1904, le « French Shore » ; mais, connaissons-nous bien les véritables raisons de cet attachement : l’esprit aventurier des malouins, une sorte de volonté colonisatrice ou bien, plus prosaïquement, une manière de régler les difficultés avec leur évêque, ou encore avec le séchage de la morue dans leur ville finalement pleine de promiscuités ; là-bas, à Terre-Neuve, il n’y avait ni taxe seigneuriale, ni problème de voisinage ! - [16] …
Un privilège pour cette activité : l’exemption de la gabelle
Le Roi de France, Philippe de Valois, avait établi en 1342 l’organisation du sel et de son impôt, la gabelle, avec des « greniers à sel » dans toutes les provinces qui dépendaient du domaine de la Couronne, ceci dans la même loi qui l’avait établie sur le trône, dénommée la loi salique [17] . Les pays exempts, ou pays de franc-salé, sont les provinces qui ne subissaient pas l’impôt avant leur rattachement à la couronne ; ils étaient donc exemptés de tout droit de gabelle ; parmi eux, il y avait la Bretagne. L’argument de l’exemption est que ces pays étaient en principe eux-mêmes producteurs de sel, et que donc ils n’avaient pas à payer de taxes sur leur propre production.
Saint Malo eut sa propre exemption de gabelle, par lettre de franchise de Charles VI de 1395, confirmée par Charles VIII en 1488 lors de l’union de la Bretagne à la France.
La gabelle était un impôt qui pesait lourdement sur le sel et sur l’acheteur de sel ; elle représentait le quart des revenus du Royaume.
Le sel était depuis toujours une matière strictement nécessaire pour la conservation des aliments, notamment la morue, pendant les longues périodes de pêche ainsi que pour le retour en métropole. Les quantités de sel nécessaires étaient suffisamment importantes, elles constituaient la majeure partie de l’avitaillement d’un navire. L’enjeu pour l’armateur était de bien choisir entre les qualités du sel, leur prix, et puis le temps passé à l’approvisionnement – ne pas se créer de voyage supplémentaire -
Les pêcheurs bretons eurent donc dès l’origine un véritable avantage de traitement sur les autres provinces. Exempts de gabelle sur leur propre sel [18] , ils obtenaient aussi des exemptions pour le sel importé des autres régions, celui de Charente ou de Méditerranée. Au 18ème siècle surtout, les habitudes pour le retour de pêche consistait à débarquer la morue sèche à Marseille, à l’époque un grand port de décharge, et de revenir – remonter – au port d’attache chargé de sel, et de vin et autres produits de cabotage …
Les réclamations auprès du Roi furent nombreuses et régulières, concernant cet impôt réputé arbitraire et ce commerce du sel réputé spéculatif [19] , concernant aussi son application à la pêche lointaine.
Les autres provinces, les normands, les picards, obtinrent l’exemption de gabelle [20] sous Louis XIV, par ordonnance du 14 mai 1680, mais à condition d’acheter leur sel à Brouage, celui étranger, venant d’Espagne ou du Portugal, étant pour tous interdit.
En 1714 pour un an, en 1738 puis en 1774 pour 5 ans, les malouins obtinrent tout de même de s’approvisionner à l’étranger [21] .
En 1739, Granville [22] obtint, malgré l’avis contraire des commis des gabelles ou des fermiers généraux, de s’approvisionner à Saint-Malo au lieu et place de Brouage ou l’île de Ré …
En vérité, sous l’ancien régime, l’usage du sel fut un privilège pour les bretons, par contre aujourd’hui, aucun grenier à sel n’existe en Bretagne [23] .
L’on voit bien aujourd’hui, à propos du sel et de son impôt, la complexité des règles économiques et fiscales de l’Ancien Régime, basées sur le protectionnisme, les particularités de chaque province, des privilèges et des interdits pour s’approvisionner, un impôt royal et des taxes douanières ; reconnaissons déjà chez les anglais un plus grand libéralisme …
A Honfleur, le Grenier à Sel
Un avantage également avec les primes
Les premiers « encouragements » à la grande pêche apparurent sous Colbert [24] , puis furent spécialement créés par ordonnance de 1767, avec d’une part les primes à l’exportation, pour uniquement les colonies [25] , et d’autre part les primes d’armement, calculées d’abord selon le nombre de navires envoyés à Terre-Neuve, puis selon le nombre d’hommes embarqués.
Par ordonnance de 1785, les primes à l’exportation sont étendues aux livraisons en Europe – Espagne, Portugal, Italie … Pendant la Révolution et l’Empire, elles sont suspendues, avec pour la raison principale que Terre Neuve mais aussi les colonies étaient devenues inaccessibles [26] . Puis au cours du 19ème siècle [27] , elles seront régulièrement accordées, pour un temps donné, mais toujours renouvelées.
Sous l’influence de ces primes, la grande pêche se développait ; l’idée était de soutenir ce qui constituait une véritable pépinière de marins, ce qui en assurait leur apprentissage, tous aptes en cas de conflit à s’engager dans la Marine Royale puis Nationale ; l’autre argument était de compenser le grand éloignement des français par rapport aux lieux de pêche, et aussi de compenser l’impossibilité pour eux depuis le traité d’Utrecht de 1713 d’avoir sur place des installations fixes ; on réfutait bien sûr l’idée de seulement protéger les intérêts personnels d’une industrie particulière ; les anglais, quant à eux, considéraient ces primes obtenues du Gouvernement français comme étant de la concurrence déloyale [28] …
Plusieurs types de primes existaient, accordées sous des conditions précises : une prime sur les quantité pêchées, de 10 francs le quintal, une prime à l’embauche, 50 francs par homme pour la pêche à la morue sèche, 30 francs pour la morue verte, une prime sur l’expédition à l’étranger de 12 à 20 francs le quintal métrique de 220 livres.
Certaines années, 12 000 hommes partaient de France pour Terre-Neuve ; en 1840, le montant total des primes s’était élevé à 4 781 000 francs ; en 1871, l’industrie rapportait à la métropole 10,50 millions de francs ; en 1874, le rapport sera de 15 à 20 millions.
Le French Shore, un mode très particulier d’exploitation
Il y eut cinq siècles d’exploitation de la morue à Terre-Neuve mais près de deux siècles, de 1713 à 1904, sous une forme particulière, assez complexe, avec ce que les français ont appelé le « French Shore ».
Trois dates sont à retenir : 1713 : le traité d’Utrecht achève les guerres de Louis XIV et entraine la perte de l’Acadie, de la baie d’Hudson et de l’île de Terre-Neuve ; un droit de pêche est seulement maintenu sur la moitié de l’île, sans établissement permanent, entre le cap Bonavista et la pointe Riche ; 1783 : le traité de Versailles achève la guerre de l’Indépendance Américaine et modifie les limites du French Shore, entre le cap Saint Jean et le cap Raye ; enfin 1904, une « entente cordiale » entre la France et l’Angleterre entraine la perte des droits français sur le French Shore.
Les malouins pêchèrent avant 1713 autour de Plaisance – aujourd’hui Placentia - , la capitale française de Terre-Neuve, sur la côte sud de l’île dénommée « Chapeau Rouge », puis après Utrecht dans le « Petit Nord », tantôt sur la côte est et tantôt, séparée par les glaces d’hiver, la côte ouest, dénommée « le Golfe » ou le détroit de Belle-Isle. A ce dernier endroit, il y eut une place privilégiée malouine, Port au Choix avec la baie de Saint-Jean …
Alors, Terre-Neuve puis le French Shore ont-ils été une « chasse gardée » des malouins ; on peut dire pour le moins, qu’ils en ont été les principaux utilisateurs, avec outre les difficultés d’éloignement et du travail de la pêche, le devoir de rivaliser continuellement avec l’Angleterre, dans ce qui était pour certains « la question » et pour d’autres « la guerre », d’abord celle de la boette, puis celle du homard …
Les termes du traité d’Utrecht ont été de multiples fois, au moindre incident, interprétés par la France et puis différemment par l’Angleterre ; les ministères respectifs, de la Marine et du Commerce ainsi que les services diplomatiques ont été souvent sollicités ; quand ce n’était pas la guerre, il y avait la guéguerre …
Concernant le travail, il fallait tout apporter de France, les planches des cabanes, les briques des fours à homards, des chaines et ancres de rechange, des pièces de mature de remplacement, tout le matériel de pêche, et même la boette destinée à la première pêche – du hareng salé – Seuls les casiers à homard étaient fabriqués sur place par les gardiens des places de pêche en hiver.
Saint-Pierre, un lieu stratégique
Saint-Pierre constituait un véritable pied à terre, à la différence du French Shore, pendant un siècle, le 18ème siècle, en alternance avec l’Angleterre et depuis deux siècles exclusivement français ; première étape après la traversée de l’Atlantique, ce fût un endroit nécessaire pour l’approvisionnement en eau, en boettes – les appâts - , pour le courrier, les malades … Situé à proximité du Grand Banc, Saint-Pierre, avec son « barachois », était utile comme refuge des navires et repos des marins dénommés les « banquiers » , et aussi pour le séchage de la morue ainsi que sa commercialisation … On y voyait toutes sortes de pêche : outre le « Banc », le « French Shore » mais aussi la « petite pêche » côtière ou la pêche exclusivement de la Boëte . Les goélettes les plus vieilles ne faisaient plus chaque année la traversée de l’océan ; elles étaient désarmées l’hiver au fond du barachois de Saint-Pierre ; au printemps, de nombreux marins-pêcheurs embarquaient de Saint-Malo sur de grands navires pour sur place équiper et pêcher sur ces goélettes. Saint Pierre fut généralement un lieu de rassemblement des communautés basques, bretonnes et normandes, et puis une plaque tournante dans le commerce de l’alcool pendant la période de la prohibition aux Etats-Unis (1920-1933).
Les malouins seront nombreux à avoir un établissement à Saint-Pierre ou à l’île aux Chiens (aux Marins) : un lieu de coopération et d’entraide pour les armements connus et amis ; il serait intéressant d’en retracer une histoire spécialement malouine …
Les armements métropolitains ne possédaient pas tous d’établissements à Saint-Pierre mais ils y étaient incités à la fin du 20ème siècle, pour avoir les mêmes droits que les insulaires ; malheureusement, un tribunal d’arbitrage de New York va statuer le 10 juin 1992 sur la zone économique exclusive de Saint Pierre et Miquelon en rapport avec celle du Canada ; il tranchera pour une zone de 24 miles autour de l’archipel et d’un couloir de 200 miles de long et de 10,5 miles de large au sud ; cette disposition, outre toutes les difficultés rencontrées par la pêche morutière, va étouffer l’archipel.
La morue, une nourriture européenne
La morue était véritablement une nourriture nationale, un produit alimentaire de base présent dans tous les foyers ; elle était simple, d’un transport facile, nutritive, hygiénique et représentait un complément indispensable aux autres aliments locaux composés surtout de pain, de légumes et de féculents [29] ; elle passait pour être un met « rustique », mais de nombreuses recettes la rendirent plus « sophistiquée » ; de plus, elle correspondait aux exigences des règles de jeûne imposées par la religion [30] .
La décharge des navires avait lieu dans les ports de l’Atlantique et de la Méditerranée, Marseille, Bordeaux, La Rochelle, Nantes ; les marchandises remontaient tous les cours d’eau au moyen de gabarres jusqu’aux endroits les plus reculés, dans le massif central par le Lot et la Dordogne ; on y pratiquait des échanges entre les produits des montagnes qui descendaient le cours des rivières et les produits des plaines, de la côte ou d’outre-mer qui en revenaient au moyen du halage ; le commerce de la morue était surveillé par les contrôleurs de la gabelle pour ne pas constituer une fraude à l’impôt ; le transport sera ensuite, vers la fin du 19ème siècle, assuré par le chemin de fer.
La morue était aussi plus généralement européenne ; la morue anglaise, hollandaise ou norvégienne, avec les îles Lofoten, se commercialisait dans toute l’Europe du Nord sous l’appellation « stockfish » ; la morue portugaise et française dans l’Europe du sud et dans les colonies. L’Italie se faisait livrer à Libourne ou Gênes en passant par Marseille [31] ; la Suisse en recevait dans tous ses restaurants portugais ; d’une façon assez générale, les portugais qui s’expatriaient et allaient travailler dans la restauration, proposaient à la carte très souvent des plats cuisinés à base de morue – le fameux bacalhau - ; l’Espagne préférant se tourner vers l’or des Incas, se faisait livrer par les anglais ; les autres pays, France, Angleterre, Portugal, Norvège, Pays-Bas étaient aussi bien fournisseurs que consommateurs.
L’on a prétendu que la morue de Terre Neuve avait été un levier par lequel l’Angleterre prit sa part de la richesse du nouveau monde espagnol [32] ; en effet avec la mise en place d’un commerce triangulaire, les anglais se lancèrent [33] dans la pêche à Terre Neuve pour aller livrer la morue séchée en Espagne et aussi bien dans les pays du sud, et en revenir chargés par le troc de toutes les denrées recherchées de ces pays-là .
Le tirage au sort des places de pêche
L’attribution des places de pêche dans les baies de Terre-Neuve – le « French Shore », fut souvent dans le passé source de difficultés . Sous l’ancien régime, la règle applicable, établie à l’origine par les malouins, était celle du premier venu ; mais des conflits sur le choix des places eurent lieu ; il fallut alors réglementer tant la date du départ que les circonstances de l’arrivée. Le premier arrivé dans l’une des baies était nommé « amiral », il devait gérer les arrivées successives ainsi que la bonne organisation générale de la baie pendant toute la campagne de pêche. Les opérations se réalisaient sous le contrôle de la Station Navale de Terre-Neuve, créée en 1765. Avec la Révolution et l’Empire, les activités de la pêche à Terre-Neuve cessèrent pour un temps, mais à la reprise, après 1815, un système de tirage au sort des places de pêche fut mis en place pendant tout le cours du 19ème siècle, ceci jusqu’à l’abandon des lieux de pêche au profit de l’Angleterre en 1904.
Le tirage au sort se réalisait à Saint-Servan, dans les locaux de l’Hôtel de la Marine. ; une première séance eut lieu le 18 décembre 1814, puis un 5 décembre tous les cinq ans ; par la suite le 7 février 1832 et enfin sous le régime du décret du 2 mars 1852, un 5 janvier toujours tous les cinq ans.
Les armateurs ayant l’intention d’armer pour la pêche à la côte de Terre-Neuve en font la déclaration en indiquant le nombre et le tonnage de leurs navires [34] . Un tableau est dressé, divisant en trois classes les navires inscrits : ceux de 142 tonneaux et plus avec 25 hommes et plus d’équipage, ceux de 90 à 142 tonneaux avec 20 hommes et plus, enfin ceux inférieurs à 90 tonneaux avec 15 hommes et plus. Sur un autre tableau, figurent toutes les places de pêche à attribuer. Les noms des navires sont mis dans une urne. Au fur et à mesure qu’un bulletin sort, l’armateur du navire désigné choisit une place dans la série correspondante.
Les pêcheurs français, essentiellement les normands, vinrent aux séances d’attribution des places, il y avait pour cela beaucoup de monde sur le quai Solidor, mais peu à peu, pour différentes raisons, cette pêche à la côte, productrice de morues sèches, et donc ce tirage au sort perd de l’intérêt, les pêcheurs préférant alors se consacrer exclusivement à la pêche au large, aux bancs, productrice de morues vertes [35] …
Certains armements malouins persistèrent dans cette pêche à la côte ; toutes les places de pêche n’étant pas occupées, certaines furent réservées aux pêcheurs de Saint-Pierre ; les goélettes américaines furent tolérées sur les places vides, les anglais et aussi les insulaires rivalisaient de plus en plus en parlant de pêche concurrente et non plus exclusive …
Saint-Servan, le quai Solidor
A défaut de morues, il y eut les homards
La pêche aux bancs de Terre Neuve était une pêche errante ; les navires pêcheurs, les banquiers, cherchaient et poursuivaient la morue là où elle était, se dirigeant souvent vers le Nord au fur et à mesure de la saison, parfois jusqu’au Labrador et même le Groenland, la morue poursuivant elle-même sa nourriture, le hareng et le capelan.
A la côte, les pêcheurs étaient donc à poste fixe, tiré au sort ; nous n’étions déjà plus à l’époque des pêches miraculeuses des premières années ; des périodes de pénuries apparaissaient, alors les pêcheurs s’activaient sur d’autres pêches, celles des boettes –harengs, capelans, encornets – celles du saumon et puis surtout des homards.
Les malouins s’en firent une spécialité ; cette pêche se développa depuis les années 1870 jusqu’en 1904, avec une capture au moyen de casiers puis la mise en conserve après ébullition dans des fours ; tout cela fit l’objet de nombreuses difficultés diplomatiques avec l’Angleterre, les navires de la marine britannique surveillait à la jumelle les cheminées et les constructions en dur non conformes au traité d’Utrecht ; nous allions aboutir à la perte du French Shore lors d’une « entente cordiale » de 1904 …
Mathurin Méheut
Un port adapté à la pêche morutière
Dans les années 1870, les armateurs de Saint-Malo réclament un bassin à flot pour l’hivernage des terre-neuviers [36] : la demande consistait de transformer le bassin intérieur ou « mare aux canards » en un vrai bassin à écluse, le futur bassin Jacques Cartier ; ils faisaient cette demande pour grouper et remiser l’hiver les navires revenant de Terre-Neuve en évitant les échouages éparpillés dans les moindres abris de la baie ou de la Rance .
Les nombreux services publics et administratifs s’attèlent favorablement au projet : le Conseil Général d’Ille et Vilaine, les services du Préfet, les services du Port, les ingénieurs des Ponts et Chaussées ; on prend l’avis des deux municipalités :
Délibération du Conseil Général d’Ille et Vilaine du 20 août 1873 :
« Un travail présentant un caractère très marqué d’utilité générale avait été proposé par la Chambre de Commerce de Saint-Malo, sur l’initiative de M. Lemoine, armateur de la ville [37] .
La chambre de commerce demande l’établissement d’une communication entre le port et la retenue d’eau formée par la digue insubmersible au moyen d’une écluse simple, permettant l’entrée des navires tirant au plus 4 mètres d’eau.
Monsieur le Préfet vous a rendu compte des premières formalités remplies pour cette affaire qui, toutes, ont été favorables ; plus récemment, l’enquête, ordonnée par M. le Ministre des travaux publics, a eu lieu à Saint-Malo, et la commission chargée du dépouillement de l’enquête a demandé à l’unanimité la construction d’une écluse simple, avec porte d’Ebe et de flot , telle qu’elle est figurée au plan de MM les ingénieurs.
Il ne reste donc plus qu’à obtenir l’approbation du Conseil Général, des Ponts et Chaussées et l’allocation d’un crédit.
Votre commission vous propose d’insister, afin d’obtenir du Gouvernement la prompte exécution de ce travail. »
Une nouvelle délibération a lieu le 19 octobre 1874 :
« La Chambre de Commerce de Saint-Malo, conformément à une opinion émise par M. Lemoine, armateur de cette ville, a demandé, à la date du 18 décembre 1872, que l'administration voulût bien exécuter les travaux nécessaires pour que les bateaux de Terre-Neuve puissent être remisés dans l'enceinte de la digue de réduction du bassin à flot.
Invités à donner leur avis sur les travaux demandés et sur le chiffre des dépenses qu'ils entraîneraient, les ingénieurs ont fait connaître par un projet dressé à la date du 11 mars 1873 qu'au moyen d'une somme de 300,000fr. et en utilisant deux des portes destinées à la petite écluse, il serait possible de transformer deux des pertuis du Tallard en une écluse à porte d'Ebe et de flot de 13 m de largeur entre les bajoyers et de 9 m 50 de profondeur sur le radier, de manière qu'aux environs des pleines mers de morte-eau, des navires d'un tirant d'eau maximum de 4m à 4m50 pourraient pénétrer dans le réservoir ; que si le commerce ne voulait pas se contenter de 3 ou 4 jours par chaque « syzygie » pour les communications avec le réservoir, il serait possible, moyennant un supplément de 160,000 fr. , d'ajouter un sas de 75 m de longueur, pour lequel on utiliserait les deux autres portes de la petite écluse remisées sous les hangars de l'Administration.
On construirait en même temps deux nouveaux pertuis.
Appuyé par les conseils municipaux de Saint-Malo et de Saint-Servan, ce projet, qui présente le plus grand intérêt pour le pays, a été soumis, du 1er au 30 juin 1873, à une enquête d'utilité publique, conformément à une décision ministérielle du 5 mai précédent.
L'enquête ayant été favorable, une décision ministérielle du 8 janvier 1874 a autorisé l'étude et la mise aux conférences d'un projet définitif. Ces formalités ont été accomplies et, après l'accord unanime des divers services intéressés, ce projet a été transmis le 9 avril dernier à l'Administration supérieure, qui n'a pas encore statué…… »
Les travaux eurent bien lieu ; la première demande de l’armateur remontait au 18 décembre 1872 ; les travaux s’achevèrent en 1878 ; l’écluse simple dite du Talard sera transformée en écluse à sas vers 1885 ; en réalité, les navires de pêche iront se remiser non pas à l’endroit réclamé par les armateurs mais dans les deux nouveaux bassins à flot, le bassin Bouvet sur Saint-Servan inauguré en 1884 et le bassin Duguay-Trouin sur Saint-Malo inauguré en 1885 [38] .
Les bassins à flot en France |
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-Bassin du Commerce Les Bassins Freycinet -Bassin Ouest -Bassin Carnot -Bassin Napoléon -Bassin Loubet -Bassin de commerce -1er bassin à flot Arrière-port mis à flot 3ème bassin à flot -1er bassin à flot agrandissements (bassin Bérigny) 2ème bassin à flot (bassin Freycinet) -Bassin Vauban -Bassin du Commerce -Vieux Bassin (sur ordre de Colbert) -Bassin Saint-Pierre -Bassin du commerce -bassin à flot -Bassin Duguay-Trouin -Bassin Bouvet -Bassin Vauban -Le bassin des salines -1er bassin dans les côtes du Nord -Bassin à flot n°2 - -1er bassin à flot -2ème bassin à flot - - - - -1er bassin à flot -Bassin de Saint-Nazaire -2ème Bassin à flot de Penhoet -Bassin à flot -Bassin à flot - - -Bassin à flot -agrandissements -1er bassin à flot -2ème bassin à flot -1er bassin à flot 2ème bassin à flot |
Le séchage de la morue devient mécanique.
En 1904, la France abandonne ses droits de pêche à la côte de Terre-Neuve où le séchage se réalisait de façon naturelle sur les graves, pour donc se consacrer à la pêche aux bancs avec la morue verte ; le séchage ne peut plus se faire alors qu’à Saint Pierre et sur son île aux chiens, seulement pour les pêcheurs qui y possédaient un établissement ; avec une décharge de morue verte à Bordeaux, le séchage avait lieu à Bègles dans de grandes souffleries mécaniques ; en vue d’un retour direct, plus rapide au port d’attache, Fécamp, Saint-Malo vont aussi construire leurs propres sécheries [39] .
A Saint-Malo, on en comptait quatre ou cinq, à la fin de la pêche à la voile, vers 1925 [40] , et plus que deux en 1938 [41] , une à Saint-Malo et une à Saint-Servan ; une sécherie, autorisée en 1881, se situait à Rocabey ; à Saint-Servan, une sècherie C. Huet exista de 1910 à 1966 semble-t-il au fond du bassin Bouvet ; autre source : une autre sècherie existait en 1915, de l’autre côté de la voie de chemin de fer, au chemin pavé, à côté de la centrale EDF, qui alimentait ses souffleries [42] ; en effet, à partir de 1912, une grande maison de Fécamp y avait installé une sècherie modèle, à la fois sécherie à l’air libre et sècherie industrielle, pourvue des derniers perfectionnements, dont le développement est forcé à la suite de la fusion annoncée des deux grandes maisons qui se disputaient jusqu’ici le monopole du séchage [43] .
Près du bassin intérieur, sur le quai Garnier Dufougeray, nous retrouvons encore aujourd’hui une ancienne usine de construction navale Mougin Baslé occupée en 1935 par La Société d’Armement Malouin administrée par F. Chevalier pour y créer une sécherie fonctionnant avec un tunnel de séchage et une soufflerie d’air chaud ; l’activité sera poursuivie en 1937 par La Morue Bretonne, puis par la Morue Malouine créée par les trois principaux armements Pleven, Girard et Glatre, cette dernière allant ensuite s’installer sur le quai Duguay Trouin, elle fonctionnera jusqu’en 1972 .
Telles étaient, à notre connaissance, les sécheries installées dans la ville ; certains diraient volontiers aujourd’hui que les sécheries ont été peu nombreuses à Saint-Malo, comparé à Port de Bouc, Bègles ou Fécamp, et que les malouins n’ont pas suffisamment maitrisé la commercialisation [44] .
L’ancienne sécherie du quai Garnier Dufougeray Quai Duguay-Trouin
Pendant ce temps-là, à Fécamp, la Ville était partagée au sujet d’une demande de construction de sècherie au beau milieu de la digue-promenade ; le préfet de Seine Inférieure donne son accord le 21 juillet 1926, puis le Conseil de préfecture interdépartemental le 6 mai 1927 ; une contestation émane du Syndicat d’Initiatives de Fécamp ; celui-ci obtient auprès du Conseil d’Etat, le 25 juillet 1930, une annulation des deux arrêtés … Quelques années auparavant, la loi du 19 décembre 1917 avait classé les sècheries de morues parmi les établissements dangereux, insalubres ou incommodes …
La « Semaine de la Morue »
Au cours des années 1930, avec une « Semaine du Poisson » ou encore une « Semaine de la Morue », les ports de pêche français rivalisaient entre eux pour animer leur Ville, à Saint-Malo, mais aussi à Fécamp, Dieppe, Boulogne …, pour activer leurs commerces et, à vrai dire, écouler les stocks de poissons à une période critique, devant faire face tant à la crise économique qu’à la diminution des obligations religieuses pour le jeûne [45] .
Les dates retenues variaient d’un port à l’autre, soit au départ des marins de la Grande Pêche à la fin février, soit à leur retour, soit au moment de Pâques, la Semaine Sainte, et aussi souvent lors de la 2ème semaine de septembre.
Toutes les instances locales, les municipalités, le syndicat des armateurs, le comité des fêtes se concertaient et se complétaient pour proposer au même moment plusieurs manifestations.
A Saint-Malo, une « Semaine de la Morue » eut lieu du 27 février au 2 mars 1930 ; le moment choisi était donc le départ des marins pour Terre-Neuve ; le Syndicat des Armateurs d’une part et aussi le Comité des Fêtes de Saint-Malo d’autre part organisèrent la fête du Pardon des Terre-Neuvas. Tout le milieu maritime était présent et, en complément, une foire-exposition comprenant de nombreux exposants attirait les foules. Une fête de bienfaisance avait lieu au casino au bénéfice de la Caisse de Secours des Terre-Neuvas, un congrès de la Grande Pêche se tenait également à ce moment-là, organisé par le Comité Central des Armateurs de France, avec des conférences sur la pêche à Terre-Neuve, mais également à Islande ou au Groenland.
Le premier Pardon des Terre-Neuvas avait été organisé à Saint-Malo en 1926, tout comme Fécamp avait sa « Saint-Pierre des Marins », le dernier Pardon aura lieu en janvier 1966 ; la fête de la Sainte-Ouine [46] s’y était adjointe, laquelle se maintient encore aujourd’hui …
Paul Signac – Le Pardon des Terre-Neuvas à Saint-Malo
Un dernier défenseur de la pêche à la morue [47] : Fernand Leborgne (1931-2017)
Né en 1931 à Fécamp, il embarque comme mousse dès l’âge de 14 ans, comme la plupart de ces grands marins terre-neuviers ; au milieu des années 1950, Jacques Mazoyhié, armateur fécampois réputé, met en place deux jeunes capitaines, Fernand Leborgne et Jean Friboulet aux commandes de ses deux nouveaux chalutiers Cap Fagnet, et Joseph Duhamel II ; en 1962, avant même la mort subite de son armateur, Leborgne part pour Saint-Malo au sein de l’armement Pleven comme capitaine de navire, puis directeur de l’armement en 1977, qu’il reprend lui-même en créant alors la Comapêche, devenue par la suite en 2004 la Compagnie des Pêches de Saint-Malo.
Il croisa le fer avec les canadiens et même avec les pouvoirs publics français [48] . Il défendit mais en vain une situation historique particulière en faveur de la France, et cela même dans la zone économique canadienne. Il invoquait concernant son métier de pêcheur une méconnaissance des pouvoirs publics qui ainsi auraient mal défendus les intérêts économiques de notre pays, lors de la détermination des eaux territoriales de Saint-Pierre et Miquelon [49] , aussi bien lors de la demande de renouvellement de la convention canadienne tout comme lors de la fixation des quotas de pêche.
Contre vents et marées, il chercha à poursuivre la pêche à la morue. En pleine campagne de pêche, il est arraisonné par des navires canadiens ; il se précipite dans les ministères parisiens où il reçoit tantôt des promesses impossibles à tenir, tantôt des réponses cinglantes « Il faut oublier la morue » [50] ou encore « Vous n’allez pas compromettre la diplomatie avec le Canada pour quelques centaines de kilos de morues … » [51] ; Voltaire avait dit, lui, en son temps, « pour quelques arpents de neige » …
Timbre postal émis début 2019
La pêche à Terre-Neuve à partir de Saint-Malo, en tableau :
La pêche morutière à Terre-Neuve selon le nombre de navires armés à partir de Saint-Malo (Source : Charles de la Morandière) |
à partir de Fécamp à titre de comparaison (Source : Léopold Soublin) |
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Années |
St Malo-St Servan |
Cancale |
Total |
Années |
|
1504-1519 1541 1604 1612 1620 1629 1664 1675 1693 1697-1702* 1698 1700-1750 1714 1756 1766 1769 1771 1775 1785 1786 1790 1792 1803 1821 1830 1836 1840 1841 1849 1860 1865 1868 1880 1890 1902 1903 1911 1912 |
Les débuts 24 36 112 118 40 (60 à 80) 61 58 65 à 70 70 76 50 à 60 55 84 101 94 79 97 118 126 69 57 27
23 90 91 81 67 76 96 66 47 57 86
103 |
22
grève 43 |
70
108 125
146 |
1520 1561
1685-99
A partir de 1719 1784 1785 1786-88 1789 1816 1821 1825 1827 1831 1834 1835-40 1843 1845 1855 1860 1865 1869 1885 1892 1902 1903 1907 1908 1913 |
Les débuts Nicolas Selles 1er armateur connu
Quelques unités
4 ou 5 6 8 10 12 ** 7 9 10 12 16 9 ± 10 43 38 30 26 19 à Islande 42 51 ± 40 72 73 1er chal 51 47voil 7chal |
1914-1918 |
1914 : 44 voil et 7 chal 1915 : 19 voil |
||||
1920 1921 1922 1925 1930 1934 1938-39 |
53 69 + 1 vap. 74 + 1 vap.
30 20 + 8 chal. |
2
19 24
|
89 62 + 4 chal
|
1920 1921
1930
1938 |
15voil13chal 13voil 15vap
7voil 12chal
19chal |
1939-1945 |
1945 : 4 chal |
||||
1949 1950 1959 1962 1963 |
1 voil +10 chal 1voil +11chal 10 chal 9 chal. 8 chal. |
|
|
1947 1954 1960
1963 |
8 chal 11 chal 13 chal
13 chal |
* Entre les guerres ligue de Augsbourg et succession d’Espagne
** dont 9 de l’armement Bérigny
Quelques observations :
- Si les armateurs malouins eurent quelques difficultés avec leur évêque pour le séchage de la morue, ceux de Fécamp durent lutter pour échapper aux redevances réclamées par leur abbaye à la décharge des navires - voir le procès de Nicolas Selles –
- Fécamp, avant la Révolution pratiquait peu la pêche à Terre-Neuve car elle était alors plus orientée vers la pêche des harengs.
- Les premiers chalutiers : à Fécamp : «Augustin Le Borgne» en 1907 ; à Saint-Malo : «La Patrie» en 1921. Les derniers voiliers : à Fécamp : «Léopoldine» en 1931 ; à Saint-Malo «Lieutenant René Guillon» en 1951.
- L’année 1930 est notée en rouge ; précédemment, Saint-Malo pouvait se prévaloir d’être capitale ; par la suite ce sera Fécamp …
Les particularités de la pêche morutière pratiquée à Saint-Malo :
- De grandes facilités pour l’échouage des navires et pour les constructions navales, sur toutes les grèves ou dans la mer intérieure et aussi dans tout l’estuaire de la Rance … il était possible d’obtenir des concessions de terrains pour l’hivernage des navires, le séchage de la morue verte, l’entreposage du matériel de pêche ; par contre, il y avait nécessité de gardiennage et pour cela, il y eut rappelons-nous jusqu’en 1769, les fameux chiens du guet [52] .
- La pêche à la côte de Terre-Neuve, la « French Shore » ou pour les anglais la « Treaty Shore », il n’était pas question pour eux de parler de « french » ! Il y avait pour cela le tirage au sort des places de pêche à Saint-Servan ; il a même été dit que les malouins y eurent à l’origine des prétentions territoriales ; nous avons là une attache véritablement historique qui dura quatre siècles.
Par contre, moins de pêche errante – aux bancs – moins de pêche au Groenland, très peu de pêche à Islande.
- En complément de la pêche à la côte, la pêche des homards avec de véritables usines, sous la critique des anglais, ce qui provoqua en 1904 la fin du French Shore .
- Un certain retard dans les installations portuaires (bassin à flot, sécheries …) souvent dues aux autres caractéristiques (facilité d’échouage, de séchage naturel) …
- Un grand bassin d’emploi allant de Agon à Dinan jusqu’à Tréguier, et donc au-delà des autres ports morutiers de Granville ou de la baie de Saint-Brieuc – Daouet, Le Légué, Binic, Paimpol , Bréhat ; une certaine facilité de recrutement, avec notamment la foire du Vieux-Bourg à Miniac-Morvan, complétée par une bonne fidélité dans le renouvellement des équipages .
- Des structures d’entreprises très familiales : A la construction des navires, lors des appels de fonds, les quirats – peu de créations de sociétés, peu de concours bancaire - pas d’appel public à l’épargne – A l’entraide parmi les armements alliés ou amis par exemple pour l’approvisionnement ou bien les retours groupés de marchandises en juillet au moyen de navires chasseurs -
- Des méthodes très commerciales : l’armateur concentre ses efforts sur la pêche, le négociant sur la vente ou l’achat d’un produit tel que la morue, au meilleur prix. Le code télégraphique de l’armement Lemoine avec les instructions de l’armateur au capitaine et puis les retours d’informations et les interrogations des capitaines, avec le résultat de la pêche au fur et à mesure de la campagne mais aussi et surtout les possibilités de vendre ou bien de racheter sur place, à Saint-Pierre ou en Amérique – Boston, Halifax - , avec toujours le souci de revenir chargé à plein, les possibilités de prendre du fret en retour, de transporter de passagers, avec les destinations au retour décidées au dernier moment, en fonction des cours de la morue en chacune des places de décharge : Belle-Ile - Saint-Martin – La Rochelle – Bordeaux – Saint-Malo, bien sûr – Granville – Marseille – Malaga – Oran – Tunis – Lisbonne – Livourne – Guadeloupe – Martinique -
- Le transport de personnes : il y avait les passagers transatlantiques, les marins pour les goélettes de Saint-Pierre, qui passaient l’hiver au fond du barachois, trop vieilles pour faire la traversée, les graviers pour le séchage de la morue, les ouvriers des chauffauds et des homarderies, avec les grands navires affrétés par la Marine Nationale : le « Notre Dame du Salut », l’ « Olbia », la « Louisiane », le « Saint-Laurent », le « Burgundia », la « Provence », le « Gallia » avec jusqu’à 1 300 pêcheurs à leur bord – voir les nombreuses CPA de l’époque -
- Une persévérance dans la pêche à la voile et à la ligne de fond au moyen des doris, en d’autres termes, un certain retard dans la pêche au chalut. D’après La Morandière, « les armateurs malouins firent tous leurs efforts pour assurer la survie de leur flotte à voile, et c’est tout à leur honneur. » Le journal L’Humanité du 22 septembre 1928 résume bien, en peu de mots, la situation : « Retour de pêche – médiocre – satisfaisant pour les chalutiers ». A cette période, la situation économique bascule en la défaveur de la pêche à la voile ; le prix de la morue est à la baisse mais les chalutiers se rattrapent sur les quantités ; la guerre 1939-1945, avec les réquisitions de navires, va achever une situation déjà moribonde, et au-delà, l’ère du chalut va se poursuivre pour une trentaine d’années, pas plus …
Conclusion
Autrefois, les anciens armateurs morutiers, devenus titulaires de charges anoblissantes, avaient été appelés les anoblis de « queues de morues » . Critiqués autant par le haut que par le bas, avec les appellations de forçats ou de bagnards de la mer, on parlait aussi souvent des odeurs, dans les rues de Saint-Malo, aussi bien sur les quais de Fécamp, tout comme dans la ligne de tramway allant de Bordeaux à Bègles ... enfin ce poisson, de la famille des gadidés, dit poisson commun, désormais plus souvent connu sous le nom de « cabillaud », la bouche toujours ouverte, nageant entre deux eaux [53] , dont, malgré sa laideur, on parle tout le temps et qui donc se mêle à tout …
Face à de tels propos, le monde de la pêche à la morue, pendant tout ce temps-là, soit cinq siècles, poursuivit son chemin, plus exactement son cap, pour faire prospérer ses entreprises, fournir du travail à une nombreuse population maritime, pour nourrir en grande partie l’Europe entière, tout cela laborieusement, par des tâches qualifiées par certains de courageuses et par d’autres d’inhumaines, que finalement peu de personnes accepteraient de refaire aujourd’hui ; ainsi vécurent nos ancêtres, ceux de Saint-Malo ou d’ailleurs, ayant une place importante mais pas exclusive dans la cité, souvent même discrète hors des discours et des médailles, mais toujours méritants quand ils étaient récompensés …. Pour une grande aventure humaine à laquelle Saint-Malo participa grandement .
Yves Duboys Fresney
(Conférence à la Société d’Histoire et d’Archéologie de Saint-Malo du 21 octobre 2019)
Sources :
- Les historiens de la pêche morutière à Saint-Malo : L’abbé François Manet (1764-1844) - Charles Julliot de la Morandière (1887-1971) avec « Histoire de la pêche française de la morue dans l'Amérique septentrionale » - Frédéric Jouon des Longrais (1892-1975) – Gilles Foucqueron avec « Saint-Malo, 2000 ans d’histoire » - Loïc Josse avec « Terre-Neuvas » -
- Hippolyte Harvut, « Les Malouins à Terre-Neuve » « La pêche à Terre-Neuve » dans les annales de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Saint-Malo, années 1893 et 1900.
- Fernand Leborgne et Mathilde Jounot : « Priez pour ceux qui restent à terre…, ceux qui sont en mer, ils se démerdent », Editions des Equateurs, 2007.
Notes :
[1] Les eaux territoriales proprement dites eurent une largeur initiale de 3 miles marins, puis de 6 miles et enfin de 12 miles depuis la convention internationale sur les droits de la mer de Montego Bay du 10 décembre 1982 ; mais en 1988, apparaissent les zones économiques exclusives ou Z.E.E. larges de 200 miles avec une liberté de circulation et par contre une interdiction de pêche sans l’accord du pays concerné.
[2] La concurrence était forte avec Fécamp qui avait aussi la prétention d’être une capitale ; avant 1931, Saint-Malo tient la première place, par la suite, Fécamp prend le relais … Le comptage peut d’ailleurs se faire de plusieurs manières : selon le nombre de navires armés, selon de nombre de marins enrôlés, selon les quantités de morues déchargées …
[3] Voir le tableau ci-après.
[4] Il ne faut pas oublier bien sûr Saint-Servan dans cette histoire …
[5] Molue est une formulation ancienne de morue ; se mêler à tout ou se mêler de tout : les sens sont nombreux : se fondre dans un tout, se mélanger, se joindre, s’immiscer et même à Québec, se tromper …
[6] Alors s’agissait-il d’un premier réchauffement climatique ou bien d’une première surpêche ?
[7] L’évêque Guillaume Poulard.
[8] On parla tout de même pendant cette période de difficultés rencontrées entre l’évêque et le duchesse Anne .
[9] A la suite de l’édit de 1513 et à la suite des Grandes Découvertes, nous avons tout lieu de penser que le droit de séchage avait acquis sa liberté.
[10] Les premiers voyages des bretons à Terre-Neuve sont datés de 1504 - source d’Argentré – 1519 est la date à laquelle Frédéric Jouon des Longrais certifie la présence d’un séchage de morue sur le Sillon. L’élan général vers Terre-Neuve eut lieu entre 1510 et 1520 – source Alain Cabantous – donc avant même les voyages-découvertes de Jacques Cartier (1534-1542).
[11] Sauf pour la dernière pêche, car il faudrait alors attendre six semaines pour le séchage …
[12] Des vignots, des claies ou encore des bordelaises …
[13] Interdiction confirmée dans une note spéciale du 6 octobre 1565.
[14] L’armement Lemoine possédait un terrain situé aux Moulins de la Hoguette appelé « La Sécherie »
[15] Source : Frédéric Jouon des Longrais qui cite Office 6 octobre 1565 ; 23 septembre 1569 ; 4 septembre 1571.
[16] Il y avait aussi la nécessité de réguler un accroissement de population et ainsi d’employer une main-d’œuvre maritime qui alors affluait sur la ville …
[17] Instaurée au départ par Saint-Louis dès 1246, la gabelle sera ensuite révisée par l’ordonnance des gabelles de 1680 puis supprimée par la Révolution, le 1er décembre 1790. Elle passera pour être l’un des impôts le plus arbitraire de l’ancien régime.
[18] Le sel breton était gris et semble-t-il de moindre qualité !
[19] En 1790, dès la suppression de la gabelle, le prix du sel est multiplié par trois !
[20] « Au prix du marchand » ; seulement pour la morue sèche ? La gabelle était-elle une cause réelle et sérieuse pour expliquer la rivalité d’autrefois entre les pêcheurs normands et bretons ? …
[21] Un grand débat eut lieu tout au long de l’Ancien Régime sur la qualité des sels et sur la différence entre le sel français, gris et de moindre qualité, et le sel d’Espagne ou du Portugal, plus blanc, cristallin et actif, et nettement moins cher …
[22] Le Cotentin avec Granville, possédait un régime intermédiaire dit de quart de sel.
[23] Sauf à Redon ! Il faut ainsi noter le lien direct entre la fiscalité d’autrefois et puis le patrimoine ou le paysage d’aujourd’hui …
[24] Pour la pêche pratiquée dans la mer Baltique et les mers éloignées ; mais il y eut aussi dès le 20 décembre 1687 une taxe sur la morue importée, instaurée semble-t-il à la demande d’un négociant malouin Eon – source : Charles de la Morandière page 987 - …
[25] Principalement, les iles françaises du Levant – Les Antilles -
[26] Les anglais eurent la maîtrise des mers pendant cette période, surtout après la bataille de Trafalgar ; ils exercèrent un blocus.
[27] Lois des 22 avril 1832 et 1er mars 1841.
[28] Quand les insulaires ou les anglais produisaient la morue à 12 francs le quintal, les français ne la produisaient qu’à 22 francs ! La prime était justement de 10 francs !
[29] La viande était rare, seulement les dimanches et jours de fêtes.
[30] L’on comptait 166 jours de jeûne dont 40 jours de carême.
[31] Une livraison de morues par un navire malouin est prouvée dès 1571 – source Delumeau -
[32] On a même parlé en raccourci d’une sorte de transfert de l’or espagnol en faveur de l’Angleterre ; l’Espagne importait à prix d’or, outre la morue, des produits de la route de la soie, et puis les services d’artistes italiens pour construire et décorer ses églises …
[33] Avec un siècle de retard mais avec succès ; ils se sont emparés de ce commerce et envoyèrent continuellement près de 200 navires chaque année sur les bancs … Le retard est parfois expliqué par la préparation des anglais à la bataille navale du 6 août 1588 face à « l’Invincible Armada » espagnole . Les anglais en utilisant le sel d’Espagne, passait pour avoir une meilleure morue, par rapport aux français qui s’obligeaient à utiliser leur propre sel.
[34] Les navires étaient alors déclarés soit avec sècherie à terre, soit avec salaison à bord et dans ce dernier cas, ils n’avaient pas le droit de décharger leur pêche à la colonie.
[35] Malheureusement, double peine, la morue verte nécessitait plus de sel que la morue sèche ! Quatorze fois plus !
[36] Voir Ouest-France du 22 février 2019 : les pêcheurs malouins aimeraient – à nouveau - avoir leur port de pêche !
[37] François Lemoine (1799-1885), ancêtre direct de l’auteur.
[38] Le tout premier bassin à flot a été réalisé à Honfleur en 1684 sur ordre de Colbert.
[39] Concernant Fécamp, voir un article de synthèse de Michel Legris dans les Annales du Patrimoine de Fécamp, numéro 6 année 1999.
[40] Source : Bronkhorst en 1927 .
[41] Source : de Loture en 1938 ; on y traite alors 17 000 tonnes de morues.
[42] Aujourd’hui les ateliers Loncle, rue Aristide Briand correspondant autrefois au chemin pavé.
[43] Source : Le Petit Journal du 18 mai 1913 ; la maison Le Borgne de Fécamp fusionna avec la maison Legasse pour former la société « La Morue Française et Sècheries de Fécamp », qui eut des sècheries à Saint-Malo, Fécamp, Bordeaux, La Rochelle, Port de Bouc, Miramas, et aussi Grimsby ...
[44] Source : Loic Josse dans « Terre-Neuvas ».
[45] A Paris en 1933, il y eut la « Quinzaine du poisson ».
[46] Dans l’histoire de cette manifestation, autrefois appelée « l’assemblée des brigauds », voir le lien avec l’ancien pèlerinage des marins à la chapelle Saint-Ouin de Mordreuc.
[47] En quelque sorte, un dernier mousquetaire !
[48] Et aussi avec Brigitte Bardot qui alors interférait avec sa campagne en faveur des bébés phoques.
[49] Décision du tribunal d’arbitrage de New York du 10 juin 1992.
[50] Expression employée par le ministre Perben lors d’un discours à Saint-Pierre du 8 septembre 1993.
[51] Déclaration de Michel Rocard - source : entretien de l’auteur avec Fernand Leborgne du 28 août 2003.
[52] Concernant les chiens du guet, on parle souvent du respect du couvre-feu, mais la protection des installations maritimes a été tout aussi importante.
[53] Pélagique en réalité.