Ludovic Lemoine et la fin de l’armement Lemoine
Ludovic Lemoine succède à son père décédé en 1903. Il n’a alors que 23 ans ? La pêche a beaucoup évolué. La France abandonne en 1904 la pêche à la côte de Terre-Neuve. Malgré la propulsion à la vapeur et l’innovation de la pêche au chalut, Ludovic L. ainsi que la plupart des marins malouins reste, sans doute à tort, attaché aux navires à voiles et à la pêche à la ligne, aux doris. Lors du conflit mondial de 1914-1918, de nombreux navires de pêche vont être anéantis dont le Notre Dame de la Garde, brick de 133 tonneaux, La Tour d’Auvergne, brick de 178 tonneaux, le Florentine, goélette de 126 tonneaux. Il ne subsiste après cette période que deux navires:
- Le Eider, trois-mâts goélette de 177 tonneaux bruts construit en 1910 aux chantiers Gautier de Saint Malo; appartenant à Clémentine Lemoine, il est vendu en 1917 à son fils Ludovic et est attaché à partir de 1919 à Saint-Pierre et Miquelon.
- L’Ermite, trois mâts de 335 tonneaux bruts, construit à Saint Malo en 1924 avec les dimensions suivantes: longueur 39,47 m, largeur 8,8m, hauteur 4,05m, appartenant à Ludovic Lemoine, 2 rue d’Orléans à Saint Malo, pour 7/45ème; ce navire coulera par voie d’eau le 13 août 1933 à 13 milles environ de Holstenborg, au Groenland; sur les 34 personnes à bord, un marin Louis Pinault de Plerguer disparaîtra dans les flots. Avec ce dernier navire, disparaît également l’armement Lemoine. La même année, Ludovic L. vend par nécessité sa propriété de la Balue [1].
La fin de l’armement
Voici quelques explications sur la fin de l’armement Lemoine :
Francis Lemoine est mort prématurément à l’âge de 36 ans laissant une seule fille qui suivit sa mère pour aller habiter à Binic, le lieu d’origine de la famille Le Gorrec ; celle-ci devait elle-même décéder quelques années plus tard.
Anatole L. décède en 1889 à l’âge de 46 ans laissant deux enfants Berthe et Henri âgés respectivement de 6 et 4 ans ; son armement est liquidé sur le champ de sorte que la reprise du métier n’a pas pu être envisagée.
Auguste L., le 3ème frère, eut trois enfants : une fille Francine mariée à un militaire Charles Prévost de Sansac de Traversay ; puis Auguste qui épousa Marie Salvagniac originaire du sud-ouest et alla s’installer pendant toute sa vie sur les bords de la Garonne ; nous avons pu retrouver la trace de ce personnage qui était seulement visible sur les quelques photos familiales et d’ailleurs n’était pas toujours cité sur les généalogies.
Seul Ludovic L. à sa génération, le 3ème enfant de Auguste L. reprenait le flambeau, mais dans des conditions bien plus difficiles qu’antérieurement. Tout d’abord le conflit mondial 1914-1918 a été véritablement néfaste pour les armements de pêche. Les marins étaient appelés à la guerre, les navires étaient réquisitionnés, l’approvisionnement en matériel devenait impossible ; pour ce qui concerne le sort des navires, il y eut surtout les mines ainsi que les destructions par les sous-marins allemands. De nombreuses maisons d’armement fermèrent leurs portes définitivement. Ludovic, avec l’aide de sa mère, reprit quelques activités après le conflit mais toujours avec le principe de la pêche traditionnelle donc avec des bateaux à voiles, des doris et des lignes de fond. Depuis quelques années, la pêche au chalut avait fait son apparition mais les moyens financiers devenaient trop importants pour une entreprise familiale qui avait subi de plein fouet le 1er conflit mondial et allait bientôt ne plus pouvoir se relever de la crise économique et financière de 1929.
Pour une réhabilitation de l’armateur :
Le dernier des armateurs Lemoine, Ludovic, a eut un rôle finalement difficile à tenir. Fortement critiqué de ne pas avoir réussit sa carrière, d’avoir réalisé et vendu son patrimoine à commencer par sa malouinière « La Balue » et d’avoir fini sa vie comme un presque mendiant ; il faut bien reconnaître que l’homme était seul, célibataire et isolé au milieu de ses concurrents qui avaient pu ou avaient su s’associer à des banquiers ou à des actionnaires importants, à la hauteur des investissements nécessaires.
Ludovic L. comme la plupart des armateurs de Saint-Malo ne s’est pas orienté dès le départ ni jamais d’ailleurs vers la pêche au chalut, ce qui a été son tord. Cette dernière technique, très expérimentale dans ses débuts, a pu et su devenir rentable avec une production par navire et par campagne nettement supérieure à celle de la pêche traditionnelle à la voile.
Pendant plusieurs années de suite, en fonction d’un certain équilibre du prix de marché de la morue, les entreprises à forte production arrivaient à préserver leur marge bénéficiaire alors que les autres n’atteignaient pas le seuil de rentabilité ; en outre, ces derniers étaient plus demandeurs de main d’œuvre que les premiers.
Dans ce contexte, les crédits bancaires ou les découverts sont largement utilisés à charge bien sûr de remboursement ; l’on fait également appel aux particuliers en signant des prêts hypothécaires notariés, cette technique étant couramment employée à l’époque (il y avait également l’endossement des lettres de change). Pour cela il fallait hypothéquer un immeuble si possible en 1er rang, ce qui a été fait pour la malouinière « La Balue » située à l’entrée de Saint-Servan avec son parc et tous les terrains environnants. Par la suite, après trois ou cinq ans, il s’agissait de rembourser et en cas d’impossibilité, il fallait vendre l’immeuble, ce qui se réalisa par adjudication publique au profit d’un notaire, Me Ferragu exerçant à la résidence de Saint-Pierre de Plesguen. Ce dernier revendait quelques années plus tard une bonne partie des terrains à une Société Anonyme d’Habitation à Bon Marché créée en 1928 par Léonce Demalvilain puis la malouinière et le parc de 8 hectares en février 1951 à l’Etat pour y faire un lycée d’enseignement général.
La malouinière avait été occupée par les allemands pendant la guerre 1939-1945 et en partie incendiée à la suite d’un feu de cheminée qui l’avait rendue inhabitable.
Ludovic L. mourrait petitement lors d’un bombardement de Saint-Malo de la seconde guerre mondiale [2] , à une époque où mourait avec lui la marine à voile, abandonnée, désuète et désarmée çà et là sur les grèves un peu partout en France.
On a dit que Ludovic n’avait pas été à la hauteur des évènements ; nous pensons pour notre part que les évènements le dépassaient comme cela a été le cas pour la plupart de ses contemporains ; nous savons aujourd’hui également que le chef d’entreprise n’a que peu d’emprise sur le marché, sur les prix, sur sa marge bénéficiaire et donc sur la pérennité de son activité.
Ludovic L. a subi tout d’abord la révolution technologique résultant de la pêche au chalut, puis les pertes et destructions de la guerre 1914-1918, enfin certainement la crise financière de 1929 [3] .
Sur ce dernier point, nous avons une précision à apporter : Francine de Traversay, la sœur de Ludovic, ayant servi pendant de nombreuses années d’apporteurs de capitaux à l’armement, vend le château de Chesnay-Picquelaye avec 132 hectares, hérité de son père suivant acte reçu par Me Chevalier, notaire à Rennes, le 3 avril 1925 moyennant le prix de 325 000 francs laquelle somme sera réemployée en obligations de la Défense Nationale ; la crise quelques années après apportera à la fois insécurité et dépréciation monétaire ; des entreprises et des patrimoines pouvaient ainsi être balayés ; il y eut des tempêtes maritimes pour les navires et puis celles économiques qui frappèrent les entreprises dont les armements qui à cette époque étaient doublement vulnérables.
Pendant ce temps, un peu dans l'insouciance de la Belle Epoque, Ludovic faisait courir le 15 septembre 1929 au champ de courses de Dol son cheval "Sémélé" dans la 4ème course dit prix d'encouragement (Ouest Eclair du 14 septembre 1929)..
Les créanciers de Ludovic Lemoine
Lors, de la vente de la malouinière La Balue, réalisée par l’adjudication de Me F. Huet, notaire à Saint-Malo en date du 13 juin 1933, nous avons la trace dans l’état hypothécaire de la plupart voire l’ensemble des créanciers de l’armement qui auraient pris une hypothèque sur le principal bien immobilier de leur débiteur.
En voici donc la liste :
- 19 février 1931 François Rucet Isidore Rucet et François Bézard dom. la Gravelle à Pleudihen 50 000 frs intérêts 6,75%
- 19 février 1931 Loisel, Costard, Huet, Busnel dom. Pleudihen 36 000 frs intérêts 6,75%
- 23 février 1931 Gautier et Jambon dom. Saint Pierre de Plesguen 30 000 frs intérêts 6,75%
- 2 mars 1931 Glemée, Chartier, Beaulieu, Vigour, Chesnel, Prié dom. Saint Pierre de Plesguen Lanhélin et Pleudihen 47 000 frs
- 2 mars 1931 Prié dom Pleudihen 30 000 frs intérêts 6,75%
- 12 mars 1931 Jagot Piednoir Miard Niord Busnel 34 000 frs intérêts 6,75%
- 25 avril 1931 Barel 7 500 frs intérêts 6,75%
- 7 mai 1931 Pépin Pépin Heuzé Ledaguenet 30 000 frs intérêts 6,75%
- 10 mai 1931 Ricet Paumier Guénéron 30 000 frs intérêts 6,75%
- 31 mai 1931 Glemée Leroux Dubois Goron Ménage Couvert 33 000 frs intérêts 7%
- 1er juin 1931 abbé Guinchard Hamon 20 000 frs intérêts 7,15%
- 7 juin 1931 Launay 25 000 frs intérêts 7%
- 8 juin 1831 Maillard 10 000 frs intérêts 7,15%
- 8 juin 1931 Lemoel Maillard 25 000 frs intérêts 7,15%
- 30 juin 1931 Maillard 20 000 frs intérêts 7,15%
- 30 juin 1931 Guinchard Jeanne 25 000 frs intérêts 7,15%
- 11 juillet 1931 Roty Pelé Berthelot 50 000 frs intérêts 6,75%
- 14 septembre 1931 Pinczon du Sel des Monts 80 000 frs intérêts 7,15%
- 14 septembre 1931 Dolivet 6 000 frs intérêts 7%
- 17 novembre 1931 Chubonnel Brettier 35 000 frs intérêts 6,55%
- 4 janvier 1932 Chesnel Barel Collin Busnel Corvaisier Guillard 75 000 frs intérêts 6,25%
- 4 janvier 1932 Nicol Lorre 18 000 frs intérêts 6,25%
- 4 janvier 1932 Gruenais Hautière Busnel Rapinel 20 200 frs intérêts 6,25%
- 4 janvier 1932 Lecoeur Lemoel 16 000 frs intérêts à 6,25%
- 10 mars 1932 Glemée Commereuc Bouvet 27 000 frs intérêts 6 %
- 21 mars 1932 Houssais 4 000 frs intérêts 6%
En tout vingt six actes en treize mois tous passés en l’étude de Me Ferragu notaire à Saint Pierre de Plesguin pour globaliser 763 700 frs, tous des particuliers, clients de Me Ferragu, des petits propriétaires qui spéculaient sur le taux d’intérêt mais en perdaient autant en inflation
- 18 mai 1932 La Banque de Bretagne 3 quai Lamartine à Rennes 40 900 frs intérêts 6,5% plus commission de 0,50% par trimestre
- 21 mars 1932 Langlois de Rennes pour 40 000 frs en vertu d’un arrêt de la Cour de Rennes
- 2 septembre 1932 vingt sept compagnies d’assurances pour la plupart du Havre pour 105 099,85 frs en vertu d’un jugement du tribunal de commerce du Havre
- 28 juillet et 7 octobre 1932 l’enregistrement de Saint-Servan pour 5 641,55 frs
- 8 novembre 1932 trente neuf marins dont cinq mineurs pour leurs salaires allant de 770 à 1 800 frs pour un total de 50 465 frs (la moyenne est de 1294 frs, le capitaine ne paraît pas figurer dans cette liste).
Le total des créances est donc de 1 005 806,4 frs ; cette somme était énorme pour l’époque ; les prêts obtenus ont servi à obtenir de la trésorerie mais les chances et les capacités de remboursement diminuaient.
*
* *
Les Lemoine ont été armateurs à Saint-Malo, au nombre de neuf dont deux femmes, sur cinq générations : il y eut François-Etienne en 1780-1792, François Etienne Nicolas L. armateur-corsaire en 1793-an VIII malheureusement décédé prématurément, Marie-Josèphe Lemoine-Bécot en 1820-1830 – elle aida surtout son fils à s’installer - François Guillaume Marie en 1826-1883, Francis en 1860-1872, Auguste en 1865-1903, Anatole en 1870-1889, Clémentine Lemoine-Hovius en 1903-1914 - elle pris le relais après le décès de son mari - et enfin Ludovic en 1918-1933.
En tout, pendant donc plus de 150 ans, il y eut environ 150 navires armés avec plus de vingt à la fois dans les années 1850-1890, jusqu’à 30 au cours de l’année 1874. Nous y avons dénombré 44 brigs, 27 trois-mâts, 24 goélettes, 7 sloops, 5 brig-goélettes, 3 flambarts, 3 dogres, 1 bisquine, une dizaine de petits bateaux plus des centaines de doris pour pêcher la morue…
D’après Yves Bonnefoy : « La connaissance est le dernier recours de la nostalgie. »
[1] Ludovic Lemoine meurt étant célibataire sous les bombardements de Saint-Malo le 17 juillet 1944 ; à ce titre il figure parmi les victimes civiles de la guerre 1939-1945 sur le monument aux morts de Saint-Servan, en haut de la rue … contre le parc Bélair qui était une ancienne propriété familiale.
[2] Le 17 juillet 1944 en son domicile de la rue de la Grande Aiguille derrière l’hôpital général ; son nom est cité sur le monument aux morts de Saint-Servan parmi les victimes de la guerre 1939-1945.
[3] Concernant la crise financière de 1929, voir l’article « Dis Moi Grand Père » page 26.