Les gardiens des pêcheries de l'armement Lemoine à Terre-Neuve
Les archives de l’armement LEMOINE sont quasiment inexistantes ; à notre connaissance, sur 115 années d’activité, seule 1889 a été préservée, l’année du décès de Anatole LEMOINE.
De ces quelques rares documents, il nous est possible d’extraire des informations pour faire revivre ce qu’étaient autrefois les gardiens des pêcheries de Terre-Neuve pendant les périodes hivernales.
Depuis le traité d’Utrecht de 1713, les français étaient autorisés à pêcher sur une partie de la côte de Terre-Neuve, le French-Shore. L’exercice de ce droit de pêche ne pouvait se faire qu’entre le 5 avril et le 5 octobre de chaque année ; il leur était possible de couper sur la côte tout le bois nécessaire aux établissements qui devaient rester précaires ; les pécheurs n’avaient à payer aucun droit de douane ; des primes étaient accordées pour la production de la morue séchée.
Par suite de diverses raisons déjà évoquées (1), les installations à terre devenaient de plus en plus importantes avec des cabanes servant d’habitations, de logements pour les marins ou encore de magasins, de véritables usines avec des fours pour la cuisson du homard, des étables, des lavoirs, des chauffauds, ainsi que tout le matériel nécessaire à l’exercice de la pêche : des embarcations de toutes sortes (2), des sennes (3) (4), des casiers à homards, etc…
Les périodes hivernales ne pouvaient plus rester sans surveillance ; à l’automne, les goélettes rentraient toutes avec les marins, quelques passagers et toute la production de morues, qu’elles soient sèches ou vertes ; les installations étaient fermées mais très tôt, il a fallu se résoudre à assurer le gardiennage pendant tout l’hiver.
Les côtes de Terre-Neuve devenaient de plus en plus peuplées ; il y eut parfois des visites, des vols et même des incendies ; la rivalité franco-anglaise était toujours vivace et les pêcheries ont toujours fait les frais des règlements de compte entre les deux pays.
Donc, en 1889, l’armement LEMOINE possédait des installations sur l’île Saint-Jean, côte ouest de Terre-Neuve, avec un gardien : Célestin GUENEUC. A l’Anse Barée, au Golfe, il y avait THOMELESS. Par contre, nous n’avons retrouvé aucune surveillance pour les autres installations plus petites, savoir : à l’Anse à John Mark – Castor -, à l’île aux Baleines, à Port à Port ou encore à Férolles. L’armement LEMOINE possédait également une habitation à Saint Pierre avec DEMONTREUX pour gardien.
Dans les écritures, nous pouvons lire : « Doit la goélette Magnific à Anatole LEMOINE, le 9 novembre 1889 : versé à Demontreux pour gardiennage d’hiver : 50 francs ». Coïncidence, le 9 novembre était le jour du décès de l‘armateur ; voici donc l’indication d’un salaire pendant ces terribles mois d’hiver, dans le froid et sous la neige ; le gardien était certes logé ; il se nourrissait lui-même de la pêche ; en outre pour s’occuper et pour compléter ses revenus, il fabriquait les casiers à homards de la future campagne de pêche.
Dans un contrat de vente de matériels de pêche par la liquidation LEMOINE au profit de SAINT-MLEUX aîné et Cie, de Saint-Malo, des 25 et 29 juillet 1890, nous voyons, en autres : « 500 bons casiers dans l’état où ils se trouvent, dans les casiers restant, il est compris des casiers neufs que les gardiens ont à faire et pour lesquels il y aura 75 centimes de façon à leur compte par casier livré … ».
Après ce tarif à l’unité, les quantités produites nous sont données à un autre endroit : « Objets devant exister au Golfe – anse Barée - … des lattes données pour 600 casiers à façon à GUENNEUC (4) à Saint-Jean, 300 à THOMELESS à l’Anse Barée, total 900 » (5).
Pour ce travail, l’armement assurait l’approvisionnement en lattes : dans un inventaire de divers objets appartenant à l’expédition du Golfe, nous voyons : « 29 paquets de lattes pour casiers, liés avec du fil métallique et pouvant faire 15 casiers au paquet ». Ailleurs, nous trouvons « 71 cerceaux pour casiers…70 grilles de casiers… des planches à casiers dites lattes pour 340 paquets … 100 paquets de lattes…feuillards en fer…lattes et cerceaux ». Dans les instructions données par l’armateur au capitaine, il y avait les commandes possibles de lattes pour casier par 100 000, 120 000, 150 000 et même 200 000… « si vous relâchez à la Baie des Iles, vous verriez le directeur de la scierie mécanique qui se trouve en ce havre (CARTER, je crois), vous lui demanderiez le prix des lattes pour casier en mille et en prendriez même un peu à 5 ou 6 frs le mille s’il en a … »
Ces casiers pouvaient être de plusieurs sortes puisque nous trouvons dans le même inventaire : « 73 casiers en feuillard bois, non montés, 2 casiers en feuillard bois montés, 40 casiers en osiers …casiers à coucous… »
Voici donc regroupés les quelques éléments connus de nous concernant le rôle et l’activité des gardiens de Terre-Neuve, un métier en vigueur pendant toute la deuxième moitié du XIXème siècle et à jamais disparu en 1904 lors de la reddition des droits de pêche des français sur la côte (6).
Y.D.F. reproduction interdite
Ce texte nous a été inspiré à la suite de contacts que nous avons eus avec Ronald Rompkey, professeur de lettres à Saint-Jean de Terre-Neuve lequel a réalisé une étude générale sur les gardiens à Terre-Neuve des pêcheries françaises, avec une communication lors d’un colloque à Fécamp en novembre 2002. Nous avons pu lui faire un petit apport de nos connaissances sur le sujet grâce à ces quelques lignes
(1) les tirages au sort des baies avaient lieu tous les cinq ans ; par ailleurs il y avait souvent pénurie de bois ; il valait mieux retrouver les installations de l’année d’avant plutôt que de tout reconstruire en cabanes et chauffaud.
(2) des chaloupes du banc, chaloupes de senne, canots harenguiers, doris, canots français, waris, béliard, capelanier ; également un clipper à voiles « LA NORMANDIE »
(3) écrit sennes ou seines
(4) sennes à morues, sennes à harengs, sennes à capelans, sennes dites haloppes, rets à harengs.
(4) ici Guenneuc avec deux N.
(5) soit 450 F pour Guenneuc et 150 F pour Thomeless, à multiplier par 20 pour avoir la valeur en francs de l’an 2000.
(6) à l’occasion d’une entente cordiale franco-anglaise