Quand des calmars géants
vinrent mourir dans les eaux de Terre-Neuve
durant les années 1870-1880
Au cours des années 1870-1880, des calmars géants furent victimes sur les côtes de Terre-Neuve, d'une incroyable épidémie d'échouages. Pendant cette période de 10 ans, 19 spécimens seront recueillis soit à Terre-Neuve, soit au Labrador, malheureusement mal conservés, aucun débris ne subsistera de 12 d'entre eux, il fallut alors s'en tenir aux témoignages verbaux ...
Les évènements relevés pendant cette période :
Hiver 1870-71, Alexander Murray et le révérend Gabriel, résident au lieu-dit Lamaline - ou Lamalein - sur la côte sud de l'île, font état de l'échouage de deux calmars géants mesurant respectivement 40 et 47 pieds - 12 et 14 m -
Calmar géant échoué à Lamaline (Terre-Neuve) en 1870
Le 20 octobre 1871 : le capitaine Campbell du schooner B D Haskins, un bateau de pêche de Gloucester, repère une masse gélatineuse à la surface des flots alors que son navire se trouvait à l'ancre sur le Grand Banc ; il s'agissait du cadavre d'un calmar gigantesque, ayant un corps de 15 pieds de long - 4,6 m - une circonférence de 4 pieds et 8 pouces - 1,42 m - ses bras en partie dévorés de 9 à 10 pieds de long - 2,75 à 3 m - leur circonférence de 22 pouces - 0,56 m - L'évènement confirmé par le Dr Packard et par M James G Tarr, est annoncé dans le journal « Cape Ann Advertiser » ; ce céphalopode avait un volume correspondant à 8 à 10 barils et devait peser 2000 livres soit une tonne ! Celui-ci fut qualifié de « Architeuthis Monachus ».
Année 1872 : à Coomb's Cove, dans l'un des anses de la baie de la Fortune, un spécimen avait un corps de 3,05 m de long (10 pieds), l'un des bras de 12,80 m (42 pieds, les autres de 1,80 m (6 pieds) avec un diamètre de 23 cm (9 pouces).
Décembre 1872 : Baie de Bonavista, un échouage signalé par le révérend Harvey : longueur du corps estimé à 4,25 m, les bras sessiles à 3 m de long et le fouet à 9,75 m.
Les premières traces de cette épidémies d'échouages à Terre-Neuve sont signalées en 1872 par un certain R T Bennett de « English Harbour » ; puis dans le 1er numéro année 1873 de la revue scientifique « American Naturalist » avec comme rédacteur en chef le docteur A S Packard junior.
Le 25 ou 26 octobre 1873 : dans la baie de la Conception, au sud-est de Terre-Neuve, au large de la pointe orientale de Great Belle Island (près de l'île de Bell ?). Daniel Squire et Theophile Piccot accompagné de son jeune fils avaient eu à livrer un combat avec un calmar d'une taille phénoménale. L'évènement est certifié par Alexander Murray et parait dans le journal American Sportsman du 6 décembre 1873 puis dans le American Naturalist en février 1874.
Le révérend Moses Harvey, un historien, naturaliste amateur et collectionneur de curiosités de Saint-John (Terre-Neuve), publie en 1874 l'histoire de la bataille de Piccot et du tentacule récupéré dans l'article Seiches géantes de Terre-Neuve (Annales et Magazine d'histoire naturelle). Il est le premier à faire une description de ce tentacule, mais, faute de pouvoir imprimer la photographie qu'il a prise, il la reproduit dans une gravure sur bois. Ce fragment de tentacule est envoyé à la Smithsonian Institution (Washington), où il fait l'objet d'une étude scientifique par le professeur Addison Emery Verrill.
Novembre 1873 : Alexander Murray signale la capture dans la baie de Logie, près de Saint Jean de Terre-Neuve d'un calmar plus petit : sa longueur totale était de 9,7 m, dont 2,35 m pour le corps et le tête et 7,35 m pour les fouets ; les bras sessiles mesuraient 1,8 m ; la masse corporelle dépassait à peine 4 m ; l'animal avait été réduit en lambeau pour le dépêtrer d'un filet à harengs. Moses Harvey devient par la suite le collecteur de calmars géants échoués à Terre-Neuve. C'est ainsi qu'il acquiert le spécimen de Logy Bay. Les très longs bras et tentacules de cet animal récupéré sans la tête, sont disposés au-dessus d'une baignoire et photographiés. Harvey a également effectué d'autres photos de calmars géants, parfois capturés par les filets de pêche.
Une des premières photographies d'un calmar géant capturé à Logy Bay, sur la côte de Terre- Neuve, le 25 novembre 1873.
Dans le même temps, un M Pike fait savoir qu'elle avait vu plusieurs calmars géants sur la côte du Labrador ; l'un d'eux mesurait 80 pieds du bec à la queue - 24 m - Un M Haddon en a mesurer un de 90 pieds - 27 m -
Vers 1874 : dans le détroit de Belle Isle, mais cette fois sur la côte du Labrador, à West Saint- Modest, le docteur Honeyman reçoit le témoignage d'un spécimen de 15,85 m de long (52 pieds), la longueur totale était identique au spécimen de Coomb's Cove, par contre, sa masse corporelle était plus imposante ; son plus long tentacule ne mesurait que 11,27 m (37 pieds), mais son corps mesurait 4,58 m (15 pieds).
Hiver 1874-75 : il y eut l'échouage à Harbour Grace d'un calmar géant mais celui-ci a été détruit sans avoir été mesuré.
Octobre 1875 : le capitaine J W Collins du schooner Howard constate sur le Grand Banc un grand nombre de calmars géants flottant à la surface ; il y en avait une cinquantaine ou même une soixantaine, la plupart étaient morts, en partie dévorés par les poissons ou les mouettes ; les pêcheurs du secteur les transformèrent en appât pour la pêche à la morue ; le manteau de l'un d'entre eux avait près de 5 m de long (15 pieds), un autre avait des tentacules de 11 m environ (36 pieds).
Le 20 novembre 1876 : à Hammer Cove dans la baie de Notre Dame, un calmar avait été réduit en pièces par les oiseaux de mer et les renards.
Le 24 septembre 1877 : dans la baie de la Trinité, plage de Catalina, un calmar est jeté par la tempête ; sa longueur totale est de 12 m, à peine 2,9 m pour le corps, et 9,15 m pour les tentacules ; ses bras avaient une longueur de 3,30 m et une circonférence de 0,43 m à la base ; le diamètre de ses yeux était de 0,20 m.
Octobre 1877 : dans la même baie de la Trinité mais 25 miles plus au nord, un calmar s'échoua et sans être mesuré, il servit d'engrais.
Le 21 novembre 1877 : dans la même baie, mais à Lance Cove, à 5 milles plus au sud, échoua encore vivant un spécimen de 13,40 m de longueur, dont 3,40 m pour le corps et 10 m pour les tentacules ; ses bras faisaient 4 m environ.
Le 2 novembre 1878 : à Thimble Tickle, la capture d'un grand calmar est communiquée par le révérend Harvey au journal Boston Traveller qui publiera le 30 janvier 1879 ; sa longueur faisait près de 17 m, la masse corporelle 11 m ; le manteau était de 6,1 mètres de long, un tentacule 10,7 m ; cette créature pesait 2,2 tonnes.
2 décembre 1878 : à Three Arms ou Trois Bras, un calmar faisait 4,60 m de long et 3,70 m de circonférence, ses bras à lui avaient 4,90 m de long.
Octobre 1879 : on retrouve sur la plage de Brigus, dans la baie de la Conception, deux bras de calmar de 2,45 m de long.
Début novembre 1879 : à James Cove, les pêcheurs saisirent vivant un spécimen de 11,60 m de long, au corps de 2,75 m plus des tentacules de 8,85 m.
Par la suite plus rien pendant un tiers de siècle.
Beaucoup plus tard, fin décembre 1933, un individu de petite taille est capturé à Dildo, dans la baie de la Trinité ; ses dimensions sont : 3 m de longueur de masse corporelle, 6 m de longueur totale, poids de un quart de tonne - 570 livres anglaises -
Même
époque, un autre individu s'échoue à Portugal Cove, de longueur de 3,40 m ;
l'évènement est annoncé dans l'Evening Telegram du 31 décembre 1933, et dans ce
même journal, le capitaine A Kean affirme avoir trouvé à Flowers Cove, plus
d'un demi-siècle auparavant un calmar moribond de 22 m de long (72 pieds).
Lamaline (1870-1871)
Grand Bank (1871)
Coomb’s Cove (1872)
Baie de Bonavista (?)
Bonavista (1872)
Baie de Logie (1873)
Labrador (?)
B. Fortune (1874)
Catalina (1877)
Lance Cove (1877)
Thimble Tickle (1878)
Three Arms (1878)
James’ Cove (1879)
Fig. 54. Taille
comparée des principaux Architeuthis
de Terre-Neuve (1870-1880).
Les spécialistes profitèrent de ces différents échouages pour obtenir une meilleure description de ces animaux et tenter de les classer : d'abord le docteur Steenstrup, puis le professeur Addison Verrill publie en 1874 dans l'American Naturalist et à nouveau en 1879, les résultats définitifs de ses recherches des Architeuthis de la côte nord-est de l'Amérique du Nord, dans lesquelles il distingue deux catégories de calmars géants, dénommés Architeuthis :
- La première appelée Architeuthis Monachus ou encore Architeuthis princeps , de forme plus allongée, aux bras aussi longs que le corps,
- La seconde appelée Architeuthis Dux ou encore Architeuthis Harveyi , de forme plus trapue, aux bras courts.
Les
différents animaux retrouvés échoués à Terre-Neuve sont rattachés à ces deux
catégories.
Fig. 55. Premier portrait officiel de Z’Architeuthis
(d’après A. Verrill,
Les explications de cette « mort collective » :
La presse de l'époque parla longtemps, de façon mystérieuse et inexpliquée, d'un suicide collectif ... ou bien encore d'échouages sans cause véritable, en masse cycliques et prévisibles. Les périodes des cycles n'étaient pas connues ou expliquées, mais le spécialiste des Architeuthis Frederick Aldrich les avait estimées à 90 ans ; il faut bien avouer que ce soi-disant cycle ne s'est jamais renouvelé, notamment dans les années 1960.
De façon plus réaliste, d'autres spécialistes, dont le professeur G C Robson du British Muséum, expliquèrent les échouages répétés par le passage des animaux, sans transition d'un courant plutôt chaud, le Gulf Stream, à un courant glacial, celui du Labrador .
Il faut reconnaître par ailleurs que la mort en masse de créatures marines est un phénomène général ; celle-ci peut alors provenir non pas d'un suicide collectif, mais d'un problème d'alimentation ; si les céphalopodes se maintiennent à 10°, c'est que cette température leur convient, mais c'est aussi parce qu'ils y trouvent la nourriture qui leur convient et que cette température convient également à ladite nourriture composée par exemple de krill ou de plancton ; changer de couche d'eau et puis de température peut compliquer l'alimentation des animaux ; la famine alors peut guetter.
Le calmar géant vit en général entre 1 300 et 600 mètres de profondeur . Il vient rarement à la surface de l'eau .. A Terre-Neuve, il ne se suicide pas, il est acculé à la mort pour s'être fourvoyé dans une impasse.
Certaines questions restent à notre avis encore en suspens : pourquoi ces évènements en intensité eurent-ils lieu à une période précise ? Y avait-il eu alors un changement climatique, une modification dans les courants, dans les températures ? ... Par ailleurs, les découvertes des corps eurent lieu surtout en fin d'année pendant la période octobre-décembre ; y avait-il une raison précise à cela ?
L'on verra que dans les années suivantes, des échouages en série eurent lieu tantôt en Grande Bretagne, tantôt en Norvège, le pays des kranken, à des endroits constituant l'aboutissement du même courant, le Gulf Stream.
Une situation similaire à celle de Terre-Neuve se retrouve dans l'hémisphère sud ; de nombreux échouages eurent lieu en Nouvelle Zélande, dans le détroit de Cook séparant d'île du Nord et l'ile du Sud, un endroit qui met en communication des eaux froides venues des terres australes avec un courant chaud venant des eaux équatoriales.
Les cétacés ennemis des céphalopodes :
Avec leurs arrivées dans les eaux froides de Terre-Neuve, avec donc pour raison de température de l'eau, la nécessité de se maintenir en eaux peu profondes, ces céphalopodes se retrouvèrent dans des situations plus vulnérables et ils durent lutter contre les grands cétacés marins, le cachalot étant leur principal ennemi.
Les baleiniers, lors de la capture et le dépeçage de ces animaux-là firent de curieuses découvertes : tout d'abord et surtout chez les mâles, de griffures et traces de ventouses sur le corps, sur la tête et autour de l'orifice buccal, résultantes de combats entre ces différents animaux, sans doute pour leur nourriture mais aussi pour leur survie ; ils retrouvèrent aussi des traces de vomissures et dans les estomacs de restes de calmars ou poulpes en état d'ingestion, également des accumulations de becs de poulpes, preuve qu'il s'agissait bien d' une nourriture régulière .
Le cachalot peut chasser ses proies jusqu'à 1000 mètres de profondeur grâce à des apnées de 2 heures. Il les détecte avec un véritable radar qu'il possède dans son cerveau. Le seul moyen de défense pour le calamar géant est l'encre qu'il est capable de projeter en cas de danger.
Les
explorations scientifiques du prince Albert Ier de Monaco (1848-1922) vont
démontrer l'existence de ces combats entre les grands animaux marins ; les 28
campagnes effectuées se dérouleront de 1895 à 1915, à bord de « L'Hirondelle »
puis de « Princesse Alice ». Le poulpe deviendra d'ailleurs l'un des emblèmes
du musée océanographique de Monaco.
Scène de Cachalot attaquant un Calmar géant Lithographie Wilhelm Bolsche vers 1900
Nous reprendrons ici pour conclure, les propos tenus en 1895 par le professeur Louis Joubin, spécialiste de l'océanographie, qui devraient en principe inciter l'ensemble de la communauté scientifique à moins d'incrédulité : « Il est dans la littérature zoologique, une foule de récits concernant les Céphalopodes qui paraissent plus invraisemblables les uns que les autres ; ils ont été racontés par des navigateurs anciens et modernes . La plupart du temps, on se contente de hausser les épaules. Désormais, il me parait nécessaire d'y regarder à deux fois avant de rejeter ces récits ; les descriptions de combat entre les cachalots et les calmars géants que l'on nous livre . montrent que ces grandes scènes de la nature sont absolument réelles tout en ayant l'apparence de la fiction, et que si quelquefois, les anciens navigateurs, ignorant des choses de la nature, ont laissé leur imagination amplifier ce qu'ils ont vu, il n'en reste pas moins dans leurs récits un fond de grandiose vérité. »
Yves Duboys Fresney
Décembre 2021
Sources :
- Bernard Heuvelmans : « Dans le sillage des monstres marins » tome 2 - chapitre 11 « Architeuthis à gogo »
- Angel Guerra, Michel Segonzac : « Géants des profondeurs », paru aux éditions Quæ
- Yves Duboys Fresney : « A Saint-Malo, doit-on croire aux grands animaux marins ? »
Décembre 2021 : Lu dans la presse : les poulpes pullulent sur les côtes françaises de l'Atlantique ; ils se sont multipliés par 40 et peut-être même par 100 ; certains pêcheurs en rapportent quotidiennement 400 à 800 kg contre 10 à 20 kg annuel les années précédentes ; en Bretagne, sur trois mois, 579 tonnes ont été pêchées contre habituellement 13 tonnes. La durée de vie des poulpes est courte - deux ans - par contre, les facultés de reproduction sont importantes. Les poulpes sont friands de coquilles Saint-Jacques et de homards dont la production est lourdement impactée. Ces phénomènes de surpopulation sont déjà arrivés en 1900 et au milieu du 20ème siècle. Par contre en 1961, le poulpe avait pratiquement disparu. Quand ce pic de population disparaitra, la reconstitution de stocks des autres animaux sera longue à obtenir .