Les armements malouins
Et la fin du French-shore [1]
Les pêcheurs malouins ont figuré parmi les premiers français à traverser l’océan pour pêcher la morue autour de l’île de Terre-Neuve [2] ; ils ont été également les derniers à pratiquer cette pêche à la côte jusqu’à ce que les droits français ne soient officiellement supprimés en 1904.
Du 16ème au 19ème siècle inclus et à l’exception des nombreuses interruptions pour pratiquer « la course », les malouins ont toujours été présents sur la côte de Terre-Neuve, dans le Petit Nord, sur la côte du Chapeau Rouge, dans la baie de Plaisance, ainsi que sur la côte sud du Labrador dite de la Grande Baye ; puis après le traité d’Utrecht sur le French-Shore de 1713, modifié par le traité de Versailles en 1783, soit dans le Petit Nord soit sur le côte Ouest de l’île face au golfe du Saint-Laurent.
Pendant toutes ces périodes, les ports de pêche et les armements prirent leurs habitudes avec l’Islande pour Dunkerque et Paimpol, les Grands Bancs pour Fécamp, Saint-Valéry ; Saint-Malo, avec Binic et Granville, se prit vraiment la spécialité de pêcher à la côte, dans les baies et havres réservés aux français et attribués par un tirage au sort effectué à Saint-Servan tous les 5 ans. Les armements Bodinier, Fontan, Gauttier, Guibert et fils, Houduce, Hovius, les frères Auguste et Anatole Lemoine, Le Pommellec, Thomazeau, Saint-Mleux et bien d’autres vont investir dans des navires assez rapides et maniables, plutôt résistants, surtout des brigs et des goélettes ; ils vont recruter des équipages dans tout l’arrière-pays, sur les bords de la Rance, dans la Manche et en Côte du Nord, des marins-pêcheurs mais aussi des graviers, des ouvriers pour les homarderies.
Voici un tableau qui résume avec quelques années-repères la pêche à Terre-Neuve des armements malouins [3] :
Année |
Navires |
Jauge |
Equipage |
Côte TN |
Gd Banc |
St Pierre |
1785 [4] 1841 1865 1880 1890 1902 |
118 81 96 47 57 86 |
14 390 tx
10 777 tx |
4 519 H 2581 H 3092 H |
47 42 46 19 15 6 ? |
56 27 23 28 ? 42 ? 80 ? |
15 12 3 |
Au 19ème siècle la situation de la pêche à la côte paraissait calme et sereine et pourtant, nous devons constater au fur et à mesure du temps, un amenuisement des activités : en 1820, la côte reçoit 9000 pêcheurs saisonniers français : en 1898, il n’y en a plus que 133. En principe, les armements répartissaient les envois des navires entre d’une part les bancs du large avec la pêche à la morue verte et d’autre part la côte avec la morue séchée-salée ; une certaine parité paraissait s’être mise en place avec notamment l’organisation suivante : un navire au banc pour un navire à la côte ; à la fin de la 1ère pêche, en juillet, le navire au banc venait à la côte pour s’approvisionner en boettes nécessaires à la 2ème pêche et pour décharger sa 1ère pêche soit en vue du séchage sur les graves, soit de la vente sur place en vert [5], soit même pour remplir le navire côtier qui rentrait aussitôt sur Bordeaux pour un séchage industriel [6].
A titre d’exemple, en 1888-1889, l’armement d’Anatole Lemoine envoya ses navires de pêche [7] de la façon suivante : en 1888, sur 8 navires, 5 aux Bancs et 3 au Golfe (à la côte) ; en 1889, sur 9 navires, 5 aux Bancs, 3 au Golfe et 1 à Islande. Les résultats de la pêche à la morue seront les suivants :
Navires : nom, type, tonneaux |
1888 |
1889 |
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Joseph Elisabeth Francine Magnific Jeune Clara Belle Brune Qui qu’en Grogne Puget Emeraude Railleuse |
Brig-goélette 170 Brig-goélette 140 Goélette 63 Goélette 65 Goélette 44 Brig 171 Brig 159 Trois-mâts 235 Goélette 135 Goélette 105 |
Banc 148 171 kg Banc 122 590 kg Banc 118 690 kg Banc 112 255 kg Banc 97 130 kg Golfe 30 740 kg Golfe 45 900 kg Golfe 1 000 kg ---------------- ----------------- |
Banc 135 920 kg Golfe 11 930 kg Banc 61 470 kg Banc 97 020 kg Banc 50 710 kg Golfe 29 380 kg Golfe 26 150 kg ------------- Islande 115 000 kg Banc 136 200 kg |
Total morues vertes Au banc Au golfe Total morues sèches Au banc Au golfe Total morues Total par navire
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589 646 kg 581 246 kg 8 400 kg 96 830 kg 18 590 kg 78 240 kg 686 476 kg 85 809 kg
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527 840 kg 386 900 kg 25 940 kg 135 940 kg 94 420 kg 41 520 kg 663 780 kg 73 753 kg
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Produits complémentaires du Golfe : - Huiles - Rogues - Draches - Homards - Harengs - Issues - Saumons - Truites - Capelans |
16 870 kg 2 850 kg 2 000 kg 64 012 kg --------- 7 000 kg 2 310 kg 180 kg 8 000 kg
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17 580 kg 4 908 kg ---------- 17 344 kg ---------- |
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Produits totaux en Francs Produits par navires |
344 978 Frs 43 122 Frs |
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Pourquoi donc y a-t-il eu une réduction sensible des activités de la côte pendant le dernier quart du 19ème siècle ; les raisons sont à notre avis autant naturelles que provoquées.
Les modifications naturelles
Vers cette époque, les baies de Terre-Neuve, autrefois désertes, deviennent de plus en plus fréquentées par des populations anglophones ; les pêcheurs français s’en accommodaient en général assez bien et quelques relations s’établissaient entre eux pour la vente de produits maraîchers, de produits de pêche, de boettes mais également pour confier la surveillance des installations pendant l’hiver [8] ; les français, titulaires d’une pêche exclusive, devaient accepter la concurrence de ces populations qui l’hiver vivaient de chasse et l’été de la petite pêche côtière.
Les méthodes de pêche ont été également déterminantes dans le processus que nous tentons d’expliquer ; à partir de 1875-1880, la pêche aux bancs se réorganise à partir des doris et des lignes de fonds ; à la côte, la méthode était restée traditionnelle : les navires étaient mouillés à quatre amarres ; les chaloupes, les warrys ou les petits lougres partaient à la journée [9] le long des côtes et jusqu’à 2 à 3 miles au large, avec trois hommes à bord, le maître-patron, un avant, simple matelot, et un novice ou « ussat », pêchant surtout à la senne mais aussi parfois à la ligne à main amorcée au capelan frais ; les bons pêcheurs pouvaient prendre 200 à 300 morues par jour ; il y avait 10 à 20 chaloupes par navires avec environ deux travailleurs à terre par chaloupe, les décolleurs, habilleurs et saleurs ; la pêche durait 3 à 4 mois, un navire de 150 tonneaux pouvait faire 100 000 morues ; en fait, la pêche aux bancs s’avérait être bien meilleure tant pour ce qui concerne le nombre de prises que pour le poids de chacune [10].
L’approvisionnement en boettes était prioritaire pour réaliser une bonne pêche ; pour cela le hareng ou le capelan était soit pêché soit acheté aux pêcheurs locaux de la côte sud, par exemple dans la baie de Saint-Georges ou à Saint-Jean ; or, un Bait-Bill de 1886 va interdire aux insulaires de vendre de la boette aux français ; les navires « banquiers » vont devoir s’approvisionner à Saint-Pierre, les fécampois vont innover avec le bulot ; la côte de Terre-Neuve ne sera plus le point de ralliement des navires, les échanges avec les insulaires y étant interdits.
Les procédés de séchage ont été également modifiés ; étendues à même les galets, puis sur des claies ou vignaux, parfois suspendues à des tentis, les morues devaient être en parfait état de conservation pour pouvoir effectuer le voyage de retour et être commercialisées dans de bonnes conditions, surtout à Marseille où les négociants se montraient plutôt difficiles ; l’étape de la conservation était tout aussi importante que celle de la capture elle-même ; elle était assurée par les graviers réunis sous la direction d’un maître de grave ; adolescents pour la plupart, ils étaient arrivés comme passagers sur les navires de pêche et passaient leur journée à empiler les pièces ou à les étaler, à les retourner selon les heures de la journée, selon l’action du soleil ; l’humidité donc la pluie était toujours à craindre et par conséquent, il a été envisagé de procéder en métropole à un séchage artificiel en usine au moyen d’un contact de la morue pendant 12 à 18 heures [11] avec de l’air chaud pulsé à 30° environ ; le procédé est inventé par M. Chédru de Fécamp ; la maison Le Borgne de Fécamp conçoit et installe un système de toiles absorbant l’eau des morues comme des buvards ; le système de chauffage est au thermosiphon de M. Dupont de Bordeaux ; une usine de ce même type est construite à Saint-Malo en 1912 ; avec ce système, les graves de Terre-Neuve ne sont plus nécessaires, et les graviers non plus !
Et puis, la réglementation évoluait : certains modes de pêche à la côte étaient interdits : les filets dits hallopes, les trappes à morues ; le nombre de passagers lors des traversées devait aussi être limité [12] ; en effet les navires destinés à la côte étaient surchargés des graviers et des personnels des installations à terre et des homarderies [13] ; la presse maritime se mobilisait en plus en plus pour décrire la situation de la pêche lointaine et dénoncer le statut peu enviable des graviers ou les accidents de mer provoquant de lourdes pertes humaines dues souvent au surnombre des passagers [14].
Les difficultés rencontrées
Le Bait Bill voté en 1886 par le Parlement Terre-Neuvien au sujet de l’interdiction de commercer avec les étrangers a provoqué ce qu’on a appelé « la guerre de la boette ». Les français connurent des difficultés d’approvisionnement mais trouvèrent donc un palliatif avec les bulots ; par contre les populations terre-neuviennes vivant de la pêche locale durent souffrir de l’interdit ; les diplomates anglais et français échangèrent leur point de vue ; la mesure était non conforme à la liberté du commerce ; elle était contraire aux dispositions du traité d’Utrecht.
Aussitôt, les anglais engagèrent un nouveau conflit avec la « guerre du homard ». Les crustacés constituaient à cette époque un complément intéressant pour les pêcheurs à la côte ; la mise en boîte après ébullition permettait la conservation nécessaire pour le retour. Là encore, les anglais contestèrent les positions françaises. En 1886, Anatole Lemoine crée à l’île Saint-Jean sur la côte ouest une homarderie avec ici une cheminée en briques ; l’information remonte au gouvernement de Saint-John’s puis à Londres qui émet une protestation : selon le traité d’Utrecht, le droit de pêche accordé aux français ne peut-être accompagné que par des installations à terre de nature précaire. Anatole Lemoine rase sa cheminée et en remonte donc une en tôles démontables. Le gouvernement français s’incline mais réagit au sujet de la pêche exclusive en obtenant la fermeture des homarderies créées par les insulaires ou même les anglais sur la côte réservée aux français [15]. A leur tour, les anglais demandent la fermeture des établissements français en invoquant toujours le traité d’Utrecht qui d’après eux n’autorisait que la pêche à la morue avec ses installations de séchage à l’exclusion de toutes les autres pêches.
Un bill est voté en 1892 et les français doivent interrompre leur activité de pêche du homard ; sans elle, la pêche à la côte perd de son intérêt ; la complémentarité et la relance de l’activité se trouvent donc interrompues ; désormais le retrait des français va s’accélérer sensiblement : en 1894, sur la soixantaine d’emplacements initiaux, 15 navires sont encore envoyés à la côte ; en 1904, il n’y avait plus que six navires concernés.
Ce que l’on a appelé « les affaires de Terre-Neuve » se terminent donc par le retrait des français ; retrait économique presque naturel mais aussi et surtout retrait forcé, voulu et accepté par les milieux diplomatiques ; la France, alors, s’intéressait plus au Maroc qu’à Terre Neuve [16] ; les pêcheurs français réclamaient plus la liberté du commerce de la boette que le maintien de la pêche exclusive à la côte. Les bancs du large produisaient largement ; le procédé du chalut commençait à apparaître, mais cela sera une autre histoire [17]…
Yves Duboys Fresney
[1] Cet article a été publié dans le numéro 10-2003 des Annales du Patrimoine de Fécamp consacré au French-Shore.
[2] Les malouins auraient découvert dès 1504 le cap Breton ; vers 1510-1520, un élan général vers l’aventure morutière se réalise avec les basques, les malouins, les fécampois ; vers 1520, la flottille venant du vieux continent aurait compté une centaine de navires (Alain Cabantous) ; en 1519, la morue était séchée sur les galets du Sillon ; en 1541, 24 navires malouins étaient expédiés à Terre-Neuve.
[3] Sources Charles de la Morandière
[4] Pour la France entière, 386 navires, jauge 42 241 tx, équipage 12 469 hommes.
[5] L’armateur vend la 1ère pêche sur place moins chère qu’en métropole mais il profite seul du fret de retour.
[6] A Bordeaux où l’on sèche pour l’exportation, le quintal de morues valait ordinairement 1 ou 2 francs de plus. Entre 1895 et 1903, les cinq navires de Auguste Lemoine rentrent tous à Bordeaux pour vendre la morue verte ou séchée par le consignataire Biraben ; l’un des navires rentre toujours en juillet après la 1ère pêche, soit le Maurice soit le Marguerite, les autres rentrant pour la plupart en novembre, Liquidateur, Louvois, Tour d’Auvergne ; nous avons même observé que le navire de retour dès la 1ère pêche, le Maurice, repartait aussitôt en campagne pour la seconde pêche avec un retour plus tardif en décembre ou en janvier.
[7] Il y avait aussi les navires destinés au cabotage et au long-courrier : Anna-Fanny, Saint-Joseph, Violet et Tombola.
[8] Il y eut malgré tout quelques incidents avec notamment l’incendie des installations de M. Saint-Mleux.
[9] Les chaloupes pouvaient partir en « dégrat » pour des distances de 10 miles et pendant 2 à 3 jours au plus.
[10] Au Petit Nord, la morue était plus petite que celle de la côte sud et plus encore que celle du Grand Banc.
[11] Pour les produits destinés aux colonies, le séchage durait 36 heures
[12] La règle très ancienne de un homme par tonneau date de la perte du Petit-Frère en 1680 avec 160 matelots à bord.
[13] Il y avait aussi les marins qui embarquaient sur les goélettes du barachois de Saint-Pierre.
[14] Le 20 octobre 1893, le Victor-Eugène du port de Granville, un trois-mâts jaugeant 206 tonneaux, appareillait de Saint-Pierre avec un chargement de morues, 25 hommes d’équipage et 208 passagers ; sa destination était Saint-Malo mais le 23 novembre suivant après 34 jours de mer, il apparaissait un peu perdu au large des Sables d’Olonnes ; la ration journalière pour chaque homme était de un biscuit et une chopine d’eau …
Fin mars 1897, le brick-goélette Vaillant de 98 tonneaux part de Saint-Malo à destination de Saint-Pierre avec 23 hommes d’équipage et 47 marins passagers ; dans la nuit du 12 au 13 avril, il aborde un iceberg ; les hommes se précipitent sur les embarcations ; il ne fût retrouvé que huit hommes sur deux baleinières.
[15] Notamment un dénommé Shearer de Charlottetown, île du Prince Edouard.
[16] Vers les années 1902, la diplomatie française était persuadée que l’Angleterre intriguait au Maroc, alors que la France souhaitait y avoir une position prééminente tout en préservant l’intégrité de cette région ; l’enjeu portait également sur l’Egypte et sur une sorte de troc Egypte pour l’Angleterre contre Maroc pour la France ; mais lors des discussions interminables, l’on abordât le possible abandon des droits de pêche français à Terre-Neuve, cette vieille pomme de discorde avec le « Colonial Office ». (Voir Charles Zorgbibe - Quand les européens se disputaient le Maroc )
[17] Un débat pourrait aujourd’hui se mettre en place : et si la France n’avait pas abandonné le French Shore, peut-être le cours de la pêche française au 20ème siècle n’aurait pas été le même ; pour certains – Robert de Loture, histoire de la Grande Pêche de Terre-Neuve, réédition page 106 – nous n’avons aucun regret à formuler : la pêche au chalut confirmera la suprématie de la pêche aux bancs et l’impossibilité de conserver la pêche à la côte ; pour d’autres, la France aurait pu avec le French-shore préserver ses droits historiques lors de l’extension des eaux territoriales, puis la création des zones économiques enfin lors de la conclusion ou du renouvellement des conventions franco-canadiennes.
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