Les débuts de la pêche en doris à Terre-Neuve et l'armement Lemoine
A Fécamp, au cours de l’été 2002, le musée des Terre-Neuvas et de la pêche organisait une très belle exposition sur LE DORIS, cette petite embarcation à fond plat, très répandue depuis plus de cent ans sur toutes les grèves et dans tous les ports de l’Atlantique.
Dans le catalogue de l’exposition, un véritable traité sur le doris, plusieurs auteurs s’interrogent sur l’origine véritable du doris, sur les circonstances et les faits qui en ont facilité l’usage par les pêcheurs français.
La thèse principale parle d’une origine américaine, faisant parfois allusion ce qui en soi devient irréaliste aux pirogues indiennes. D’autres auteurs parlent d’une variante ou transformation en vue d’une construction en série, des warys, petits bateaux de pêche en activité dans l’atlantique nord, sur les côtes de Terre-Neuve et de Saint-Pierre. Les portugais qui revendiquent déjà d’être les premiers à s’installer et à pêcher à Terre-Neuve bien avant Jean CABOT et Jacques CARTIER, sollicitent également la paternité des doris.
Les évènements commencent véritablement au cours de la campagne de pêche de 1875.
Depuis le traité de Paris de 1815 et lors de la reprise de la pêche à la suite des guerres napoléoniennes, les navires pêcheurs, les terre-neuvas, utilisaient une chaloupe pour poser des lignes de fond
La technique consistait alors à remplacer l’unique chaloupe par plusieurs doris montés par deux hommes chacun ( 5 à 6 pour les goélettes et une douzaine pour les trois-mats). Ces petits bateaux pouvaient être montés à bord la nuit lors des tempêtes ou pendant les trajets de traversée ; ils étaient empilables les uns dans les autres et à la pêche, ils rayonnaient mieux autour du navire principal pour poser un plus grand nombre de lignes ; les doris partaient tous les soirs pour aller poser les lignes en étoile, de façon à les relever le lendemain matin ; par la suite, la technique consistait à relever les lignes pour les réappâter, les reboetter, et les reposer aussitôt au fur et à mesure de leur longueur.
Le doris constitue donc une petite « révolution » dans la pratique de la pêche à la morue ; les quantités produites sont plus importantes, la rentabilité s’améliore.
Quand et comment donc les pêcheurs français ont-ils été amenés à utiliser les doris ? Trois sources précises sont citées à ce sujet dans le catalogue de l’exposition :
- Les malouins qui ont des établissements à Terre-Neuve sont plus avancés que les Fécampois. Ils les ont essayés, ils en ont même perdus plusieurs : un avec deux hommes sur la Fauvette, goélette de 112 tx de l’armement Lemoine ; trois, dont un avec deux hommes, sur la goélette Noémie de Saint Servan en 1876 (Etienne Bernet, catalogue page 33 et Léopold Soublin page 451)
- Le bulletin agricole et commercial, publication officielle des îles de Saint Pierre et Miquelon pour le deuxième trimestre de l’année 1877 signale que : quatre navires, deux armés à Fécamp et deux à Saint-Malo pour la pêche au Grand Banc de Terre-Neuve sont arrivés sans les lourdes chaloupes habituelles. Ils ont pris à Saint Pierre des doris en leur lieu et place. Pour la première fois, les doris sont embarqués à bord de voiliers métropolitains (Eric Rieth catalogue page 16).
- D’après Jean Le Bot, le bulletin de 1877 signale que deux navires armés à Fécamp et à Saint-Malo pour la pêche au Grand Banc ont remplacé leurs chaloupes par des doris.
A cette époque, en 1876-1877, l’armement Lemoine était à son apogée avec trois armateurs, François L., le père ((1799-1885) et ses enfants Auguste (1837-1903) et Anatole (1843-1889), le frère aîné Francis étant prédécédé en 1872. En 1876, les Lemoine avaient 26 navires inscrits à Saint Malo (30 en 1874) avec 7 trois-mats, 5 goélettes, 11 bricks et trois petits bateaux. Parmi tous ces navires, il y avait la Fauvette, une goélette de 112 tonneaux et 80/100ème, provenant de Saint Pierre et Miquelon, francisé à Saint Malo le 30 janvier 1867, inscrite le 4 février 1867 et naviguant sans interruption jusqu’à son naufrage près de Saint Pierre et Miquelon le 21 décembre 1876 ; les deux premières campagnes de 1867 et 1868 ont été faites sous les ordres des capitaines Liévard et Rioux avec la destination LC c’est à dire long courrier, les navires pouvant à cette époque encore et au moins à Saint Malo faire alternativement, selon les besoins de l’armement ou la nature de l’équipage, soit la pêche à Terre-Neuve ou en Islande, soit du long-courrier voire du cabotage notamment en retour des ports de livraison de la morue.
Petit point de détail : l’armement Lemoine possédait un navire dénommé « Noémie » mais il s’agissait d’un trois-mats qui naviguait au cours des années 1826-1830 à destination des îles Bourbon et Maurice et s’était retrouvé confisqué et vendu au Cap de Bonne Espérance. Le Noémie cité plus haut n’était donc pas de l’armement dont on s’occupe. Pour approfondir, il serait intéressant de savoir de quel armement il provenait et de même le nom et l’armement des deux navires fécampois cités ayant fait l’usage de doris dès la campagne 1876.
Par rapport à ces documents, voici notre commentaire : la côte ouest de Terre-Neuve, le French-Shore, était à cette époque assez peu fréquentée par les pêcheurs français, contrairement aux Bancs. Le poisson y était plus petit, parfois plus rare ; la présence des insulaires, de plus en plus nombreux le long des côtes, plutôt anglophones et plutôt pécheurs eux-mêmes, risquait de nuire au calme nécessaire pour l’activité de pêche à la morue. Par contre, il était facile de s’y approvisionner en appâts, en boettes, avec sur place la pêche aux capelans (pour la pêche aux Bancs, il fallait venir l’acheter à Saint-Pierre aux pêcheurs locaux). Les malouins étaient plus favorables à la pêche à la côte avec des navires plus petits, les goélettes ; ils étaient volontiers attributaires des havres et baies, selon un tirage au sort fait tous les cinq ans dans les services de la Marine de Saint-Servan. A cette époque donc et puisque la plupart dont les fécampois préféraient les Bancs, les emplacements réservés à la côte n’étaient pas tous attribués ; cela provoquait quelques convoitises étrangères ; les français utilisateurs défendaient malgré tout leur droit dit exclusif de pêche, contre les anglais qui s’autorisaient même sur cette côte dite réservée le droit de pêcher le homard ; en outre, les goélettes américaines venaient également pêcher dans ce secteur ; au printemps, avec le recul des glaces, elles remontaient leurs côtes par le Nord et posaient leurs lignes dans le golfe du Saint-Laurent jusqu’aux abords de la côte de Terre-Neuve. Quand les baies se trouvaient être libres, les américains y stationnaient et sortaient leurs doris.
Les malouins, en ce compris les Lemoine, dénonçaient à la Station française la présence de ces pêcheurs étrangers tant anglais qu’américains. En vertu du traité d’Utrech de 1713 ainsi que de plusieurs conventions soit franco-anglaises soit internationales, les français n’avaient-ils pas un droit exclusif de pêche dans ce secteur.
Les malouins défendaient leurs territoires de pêche mais comme tout bon professionnel, ils observaient les pratiques des uns et des autres ainsi que les améliorations qu’ils pourraient reprendre pour leur compte : pendant la guerre des boettes en 1880-1885, tout le monde adopta la pêche au moyen des bulots comme les fécampois le firent en premier ; précédemment donc, pendant la période 1875-1880, la pêche au doris a été reprise et copiée par les malouins de la côte avec au premier rang de ceux-ci les Lemoine, comme le faisaient les américains eux-mêmes dans les baies désertes du French-Shore.
Les américains connaissaient parfaitement et depuis longtemps ce petit bateau : conçu et fabriqué par eux-mêmes, doué d’une bonne stabilité tout en étant à fond plat ; il leur avait servi à remonter les grands fleuves, à transporter des marchandises, à pêcher le saumon …
A Terre-Neuve, pour la pêche à la morue, les doris se révélaient être plus maniables que la chaloupe. Ils se répartissaient mieux sur les zones de pêche ; une petite voile aidait par vent portant le retour de la pêche. Les inconvénients toutefois n’échappaient à personne : le marin était seul face aux éléments, la brume, la tempête, les glaces qui l’empêchaient parfois de revenir et retrouver le terre-neuvas. Il y eut des pertes d’hommes, dès 1876 avec la Fauvette de l’armement Lemoine, le navire sombrant lui-même le 21 décembre de la même année.
Pour pouvoir dire que les premiers français à découvrir le doris sont ceux de la côte de Terre-Neuve, il existe un autre argument : celui justement de la fréquentation de ces côtes ; très longtemps inhabitée, Terre-Neuve a été tout au long du 19ème siècle le refuge d’un nombre grandissant de populations essentiellement anglophones, attirées par la pêche côtière à la morue ; les français qui autrefois laissaient chaque hiver leurs installations sur place ont dû se soucier de les préserver, soit en assurant le gardiennage pendant tout l’hiver, soit en emportant à leur bord et en France la majeure partie du matériel nécessaire ; autant les chaloupes devaient rester sur place du fait de leurs dimensions et de leur lourdeur, autant une ou plusieurs embarcations plus petites pouvaient trouver place à bord pour le retour, surtout si celles-ci arrivaient à s’emboîter les unes dans les autres pour en diminuer l’encombrement.
Une autre explication a été avancée pour la venue en France de la pêche en doris : l’on a dit que les goélettes de Saint Pierre ont connu en premier cette nouveauté laquelle a été transmise par la suite aux armements métropolitains ; la thèse rejoint sans doute celle de l’origine de la fabrication du doris à partir du wary local. Il faudrait pouvoir vérifier ce point par les archives de Saint Pierre, peut-être l’inscription maritime ; également les relations entre les Saint-Pierrais et les américains au niveau de la pêche. Les seules sources produites citent les malouins, parmi eux les Lemoine, également les fécampois, mais nullement les insulaires de Saint Pierre. La Fauvette originaire en 1866 de Saint-Pierre n’est pas un argument exploitable pour cette découverte faite véritablement en 1875-1876 par les premiers armements français ayant vu, ayant eu des contacts avec les pêcheurs américains qui sont en réalité et sans aucun doute les tout premiers vrais utilisateurs du doris.
La méthode de pêche en doris devait ainsi durer plusieurs dizaines d’années jusqu’à ce qu’il soit supplanté par la pêche au moyen de chaluts, lesquels étaient tractés par des navires à vapeur dénommés chalutiers. Mais, il s’agit là d’une toute autre histoire …
Voici donc ce que nous pensons de l’état de la question, avec des quasi-certitudes mais aussi des éléments à redécouvrir. Les sources écrites sont finalement assez nombreuses : les journaux, les rapports annuels de la station française, les rapports des ministères faits à l’occasion de ce que l’on a appelé « les affaires de Terre-Neuve ». Pour notre part c’est à dire pour les Lemoine, nous n’avons à disposition que les comptes de l’armement de 1889, année du décès de Anatole Lemoine, les autres comptes et les autres années ayant disparu. Il y a aussi les auteurs : Léopold Soublin, Charles de la Morandière, Louis Lacroix, l’abbé François Robidou, A. Bellet etc… Personne n’a semble-t-il témoigné du premier usage du doris par les français à Terre-Neuve ou à Saint-Pierre. Qui donc aurait réellement le premier copier la technique de pêche des américains ; qui aurait le premier acheter à Boston ou Halifax ou ailleurs ses premiers doris ; qui les a ramenés en France ; qui les a refaits à l’identique pour les campagnes suivantes : telles sont les questions, et bien d’autres que l’exposition et son catalogue ont essayé de résoudre.
Pour notre part, nous avons souhaité écrire à l’un des auteurs du catalogue de façon à lui transmettre notre position sur l’arrivée des doris en France et sur le rôle qu’aurait pu y jouer l’armement Lemoine.
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