Une entreprise cosmopolite à Fécamp,

la maison Fréret (1834-1899)

 

 

La revue Cosmopolite – 1ère année – numéro 16 du 2 mai 1867 – publie sous la plume de Jonathan un exposé détaillé sur l’entreprise Fréret de Fécamp « le plus grand et le plus complet établissement de scierie et de menuiserie qui existe » … « Les relations commerciales de cette maison sont très étendues » a-t-on écrit par ailleurs ; de quoi s’agissait-il vraiment ?

 

La famille Fréret

Cette famille est originaire d’Elbeuf dont certains membres viendront d’installer à Fécamp …

Adrien Fréret (1792-1865) est à son début négociant en bois à Fécamp ; il est le fils de Adrien Claude Fréret (1770-18xx), maître tonnelier puis marchand de bois et de Marie Angélique Julien ; marié à Fécamp le 24 février 1813 à Françoise Rose Le Boulanger (1796 ? – 1834 ?).

L’entreprise est située à l’angle du quai de la Vicomté et du boulevard des bains, donnant sur les rues des corderies et Maupas, avec une cale aux bois sur le quai, près de la Tour de la Vicomté ; l’accès portuaire était commode, ainsi que par le chemin de fer qui à l’époque aboutissait au quai Vicomté ; une importante scierie est fondée en 1834 ; initiateur des frises en bois découpé dont il reste de nombreux exemples dans la région, on y fabrique en autres des chalets démontables pour les plages à la mode – Fécamp, Etretat, Petites et Grandes Dalles –.

Fréret est également armateur à la pêche, au cabotage et même au long cours ;

Et aussi président du Tribunal de commerce en 1835-36 puis en 1839-1842, enfin en 1857-58 ; également président de la Chambre de Commerce depuis sa création par ordonnance royale du 25 janvier 1844 à 1846 puis de 1848 à 1865 jusqu’à son décès survenu à Fécamp le 15 juillet 1865.

 

Victor Jules Fréret, son fils, né à Fécamp le 11 janvier 1819, marié à Bolbec le 5 août 1845 à Louise Adrienne Audigé, prend la suite ; il est alors à la tête d’un important établissement de scierie et de menuiserie mécanique ; il a inventé une série de machines à travailler le bois pour des travaux de menuiserie les plus complexes, devenant ainsi spécialiste dans la confection des lambrequins ; l’organisation est telle qu’elle permet des travaux rapides, ainsi que de grandes commandes comme la confection complète de chalets en bois avec charpente, menuiseries, huisseries et ornementations ; un chalet dans son ensemble peut être fabriqué dans les ateliers en 22 jours.

Il y eut alors des commandes importantes tant en France qu’à l’étranger : des chalets pour les travaux du canal de Suez, des kiosques pour la ville de Paris, des commandes en Guadeloupe, en Guyane et en Californie et puis de nombreuses commandes individuelles dans la région, à commencer par M Fréret qui avait son propre chalet quai de la Vicomté, voir ci-dessous .

Image associée

Le chalet quai de la vicomté à Fécamp

 

En janvier 1864, à la société Victor Fréret et Cie se substitue la société Pombla Fréret Seguineau, siège 5 rue Notre Dame à Paris (avenue de Clichy), pour des marchés parisiens de promenades et plantations, sans doute la fabrication et commercialisation des kiosques …

Au décès de Victor Fréret survenu à Fécamp le 5 mai 1875, l’activité est reprise par son fils Adrien né à Fécamp le 1er août 1848 qui exercera au sein de la Société Victor Fréret et Pétal ; mais, la succession comprenait aussi des enfants mineurs …

Après liquidation, l’entreprise de scierie mécanique est reprise et transférée du quai Vicomté au 11-13 quai Bérigny, exploitée par Pierre Jouette Delisle, puis Veuve Jouette-Delisle ensuite Julien Jouette et enfin Jules Piot en 1926 ; le chalet du quai Vicomté est vendu en 1899 à la Chambre de Commerce de Fécamp pour qu’y soient installés l’école d’hydrographie, l’école des pêches maritimes ainsi que le musée industriel – l’inauguration est du 26 novembre 1899 - ; le surplus des terrains est cédé à la compagnie Charles Le Borgne pour y installer une sècherie.

 

Les tempêtes, les incendies …

L’exploitation fut marquée par quelques faits divers :

Le 20 octobre 1847, à Fécamp, les vents sont furieux, la marée passe au-dessus du Perrey, ravageant les chantiers de la maison Fréret ; des bois ont été entrainés au large.

Incendie le 13 mars 1857 des installations du quai Vicomté, communiqué à la vieille tour carrée de 1426 ainsi qu’à la mature de deux navires terre-neuviers qui étaient à quai, prêts à prendre la mer, « Belle Rébecca » et « Océan » …

 

Les brevets et procédés de fabrication

En 1873, un article de presse de Oppermann fait état d’un procédé Fréret pour le séchage et la conservation des bois au moyen d’étuves à fumée. Le système est adopté par les Compagnies de chemins de fer, les grand établissements industriels, la Compagnie des omnibus, la Société Générale des voitures de Paris, les constructeurs de wagons et plusieurs facteurs d’orgues et de pianos. La plupart de ces activités ont leur siège également au 15 rue de Madrid à Paris ou dans les environs.

Des brevets d’invention concernent des machines-outils à découper le bois, des machines à mortaise, etc ….

A Fécamp, une grande entreprise concurrente, la menuiserie Sautreuil-Constantin, avait, elle aussi, déposer de nombreux brevets … voir l’article de Michel Lion dans le bulletin des amis du vieux Fécamp

 

Les expositions

L’entreprise participe aux grandes expositions :

-          L’exposition universelle de Paris de 1867 avec une médaille d’argent

-          L’exposition universelle de Paris de 1878 au titre de la construction de chalets, avec une médaille d’argent

 

Les sociétés d’exploitation

Plusieurs structures sociales avaient été mises en place :

Société Anonyme des Ateliers de Fécamp siège à Paris 15 rue de Madrid de 18xx à 1889 ?

Société Victor Fréret et Cie siège à Paris, 3 rue de Laval

Société Victor Fréret, Margaine et Cie

Société Victor Fréret et Petel société en nom collectif dont le siège était à Elbeuf, créée verbalement le 1er janvier 1871 – puis officiellement en 1874 – Journal d’Elbeuf du 17 décembre 1874

Société Pombla Fréret Seguineau siège à Paris 5 rue Notre Dame – avenue de Clichy

 

Les différentes productions, les types de chalets

La production consistait en :

La fabrication de wagons de chemin de fer

Tous travaux de menuiserie pour le bâtiment

La fabrication de chalets en bois découpés, selon plusieurs modèles :

-          Chalet moderne

-          Chalet gothique

-          Chalet mauresque

-          Chalet colonial ?

 

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Gazette officielle de la Guadeloupe 1871

 

Dictionnaire de l’agriculture 188x

 

 

 

En Guadeloupe :

Fréret passe une publicité dans la Gazette officielle de la Guadeloupe du mardi 5 décembre 1871 (n°115) p. 448 (cote BNF FOL-LC12-13) voir ci-dessus ; cette annonce fut repassée dans de nombreux numéros postérieurs ; elle généra des ventes de chalets sur l’île.

Une maison de bois de Pointe à Pître fut construite par un grand industriel sucrier local, Ernest Souques, qui était aussi présent à l’exposition universelle de 1867. Pointe à Pitre connut des incendies particulièrement ravageurs en juillet 1871. Ernest Souques acheta des terrains en janvier 1872 ; cette maison a donc été construite entre 1872 et 1873 sans doute par l’entreprise Fréret.

En Guyane

Le pénitencier de Cayenne est créé par Napoléon III en 1851 ; l’installation se fera en 1853 …

L’entreprise Fréret participa à la fourniture de chalets ou de cellules …

 

En Californie

En 1849, la population de la ville de San Francisco explose et passe de 2 000 habitants en janvier à 15 000 en décembre ; des incendies touchent fréquemment la ville dont le 24 décembre 1849 puis en 1850 et 1851 ; le 9 septembre 1850, la Californie devient le trente et unième État des États-Unis.

Nous relevons dans le journal de Fécamp de début mars 1850, retranscrit dans le journal Le Constitutionnel du 14 mars 1850, un article ainsi libellé : «  Les nombreuses émigrations qui se font pour la Californie ont donné l’idée à la maison Fréret, de notre ville, d’entreprendre la confection de baraques destinées à loger la population qui afflue vers ce pays. Une quarantaine de ces habitations ont déjà été expédiées et un jeune architecte de Bolbec vient d’être envoyé à San Francisco par M Fréret pour le représenter sur les lieux. »

« Ces constructions ont occupé pendant tout l’hiver et occupent encore aujourd’hui un grand nombre de bras dans notre ville ; plus de quarante charpentiers et menuisiers y ont été employés pendant la mauvaise saison. »

Une des principales rues nouvelles de San Francisco (Californie) vient de recevoir le nom de rue de Paris ; il y a aussi la rue de Bordeaux et la rue du Havre …

La maison Fréret dut rencontrer pour ses ventes en Californie deux contentieux :

-                      L’un concernant la vente du navire Martiniquaise – voir Conseil d’Etat du 1er juin 1854 -

-                      L’autre concernant une livraison de chalet en 1850, lorsque la maison Fréret charge la maison Ancel et fils du Havre d’expédier pour San Francisco un certain nombre de maisons en bois à l’adresse du sieur Paul Torquet…

 

En Egypte, le canal de Suez

Adrien Fréret passe des marchés avec la Compagnie du Canal de Suez pour la livraison de chalets en bois découpé ; mais il est aussi le correspondant à Fécamp de la Compagnie, chargé du paiement des semestres ; en sa qualité de président de la Chambre de Commerce, il écrit le 3 septembre 1857 à l’Empereur Napoléon III en ces termes :

«A sa Majesté l’Empereur des Français

Le président de la Chambre de commerce de Fécamp

Sire,

La Chambre de commerce de Fécamp, comprenant tout l’intérêt qu’aura pour la France la réalisation du projet de M Ferdinand de Lesseps, qui consiste à ouvrir un canal navigable au travers de l’isthme de Suez, voit avec inquiétude l’opposition que le gouvernement de l’Angleterre fait, contrairement aux vœux de son pays, à l’exécution qui doit régénérer le monde entier.

Confiante dans la juste et immense influence qu’exerce partout la sagesse du gouvernement de la France, la Chambre vient, à l’unanimité, s’adresser à Votre Majesté, pour la prier de bien vouloir soulever les obstacles qui ont jusqu’à ce jour arrêté la réalisation de cette grande et immortelle entreprise.

Daignez, Sire, agréer l’hommage du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

De Votre Majesté

Le très humble et très fidèle serviteur

Le président de la Chambre de commerce

Signé : Adrien Fréret

Fécamp le 3 septembre 1857 »

 

Son fils Victor Fréret est à cette époque vice-consul d’Angleterre à Fécamp (vers 1857-1862) ; il se montra très dévoué lors du naufrage à Fécamp début octobre 1857 du navire à vapeur anglais The Emperor » (voir le journal Le Constitutionnel du xx) ; il avait alors fallu concilier entre d’une part les bonnes relations anglaises et d’autre part les activités de l’entreprise en Egypte, d’une façon générale les intérêts français pour le canal de Suez .

 

Suivant un marché passé le 17 février 1859, l’entreprise fabriqua et livra à la compagnie du canal de Suez à destination d’Ismailia, ville fondée en 1862 :

-          9 maisons mobiles longues de 24 m larges de 10 m et hautes de 4 m destinées au logement des ouvriers indigènes moyennant le prix de 6 000 francs

-          4 pavillons de 5 m sur 5 m à 1 200 francs chaque pour le logement des ouvriers européens

-          4 chalets de 10 000 francs pour le logement d’employés

En 1860 : nouvelle commande de 7 chalets en bois identiques aux 4 déjà livrés. Une autre de 8 chalets suit à destination de Port Said, montés sur le lido :

-  le chalet de l’ingénieur

- le chalet du représentant de l’entrepreneur

- le chalet pour la pharmacie et le logement du médecin et du pharmacien

- le chalet pour l’hôpital

- le chalet pour le couvent des sœurs du Bon Pasteur

- le chalet pour la chapelle du culte catholique

- et deux chalets pour des logements

 

Les constructions sont livrées démontées,  depuis le port de Fécamp vers celui d’Alexandrie ; la plupart sont installées à Port-Said, à Timsah et à Ismailia, dont le chalet encore existant du président de la Compagnie, Ferdinand de Lesseps.

Un chalet mauresque est construit en 1862 pour le vice-roi d’Egypte Mohammed Saïd qui accorda la concession des terrains à Lesseps, décédé en 1863.

 

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http://www.egyptedantan.com/ismailyah/images/ismailia.JPG

Chalet du président de Lesseps à Ismailia

 

Bureau des ingénieurs à Port Saïd en 1859

 

            Au final, le canal de Suez sera inauguré le 17 novembre 1869 : il sera désormais la porte grande ouverte pour la route des Indes - dont la France avait perdu les comptoirs cent ans plus tôt ; mais aussi la voie toute tracée de l’orientalisme des peintres avec Eugène Fromentin, Léon Belly, Narcisse Berchère, Jean Léon Gérôme, Théodore Frère … , comme des écrivains, avec Rimbaud en 1878 à Chypre puis en Egypte [1] , Monfreid en 1911 en Ethiopie [2] , enfin plus tard en 1934, Malraux à la recherche de la reine de Saba [3] .

 

                                                                                                                            Yves Duboys Fresney

 

Sources : Geneanet, Gallica …

Pierre Antoine Dumarquez : « De Fécamp à Ismaïlia, un chalet en Egypte » dans les annales du Patrimoine de Fécamp n° 20 – année 2013

Michel Lion : « Des rires aux larmes »

Jean Pierre Balier : « Le port de Fécamp »

 

 

 

 

 



[1]  Arthur Rimbaud, poète précoce, à la suite de démêlés avec Verlaine, part pour l’Erythrée et la Somalie ; il y rencontre plusieurs français dont un certain Ernest Laffineur, fécampois originaire d’Avesnes, négociant en laines …

[2]  Henry de Monfreid était à Fécamp en 1908-1909, comme fabriquant de beurre de la société Maggi ; il avait besoin de la mer et puis d’évasion ; l’idée lui vint de tenter de partir pour Terre-Neuve et puis par une sorte de volte-face se tourna vers Djibouti et la mer Rouge …

[3]  André Maurras, sans franchir le canal de Suez et parait-il sans même effectuer d’atterrisage, part en avion avec Edouard Corniglion-Molinier (1898-1963) un ami et pilote expérimenté, pour retrouver Mareb, la capitale détruite et enfouie dans les sables de la Reine de Saba …