La présence des Français à TERRE-NEUVE remonte aux temps des Grandes Découvertes; après le premier passage fait sur l’île le 24 juin 1497 par Jean CABOT, il y eut les explorations de Jean DENYS de Honfleur en 1506, de Jean VERAZZANI de Dieppe et du Havre en 1524-1525, celles de Jacques CARTIER de Saint-Malo en 1534-1536 puis en 1541-1542, les essais d’installations de La ROQUE de ROBERVAL en 1542-1543, les véritables établissements français ne venant qu’en 1604 avec CHAMPLAIN pour aboutir à une période faste dans les années 1678-1688 avec dit-on 300 navires pour pêcher la morue (1);mais, c’est véritablement au 18ème siècle que les enjeux politiques et commerciaux vont y être les plus forts avec la grande nation rivale qu’était l’Angleterre (2).
Après un rapide rappel historique des droits des Français sur Terre-Neuve et Saint- Pierre et Miquelon, nous allons vous entretenir de la pratique de la pêche à la côte avec une analyse la plus précise possible des établissements ou comptoirs que pouvait tenir à cet endroit un armement français de pêche à la morue.
Pour réaliser cette étude descriptive, nous avons pu reprendre en partie une recherche complète (3) déjà faite sur l’armement LEMOINE, établi à Saint-Malo depuis 1793 jusqu’à 1933; et extraire tout spécialement les comptes et archives encore disponibles de l’armement de Anatole LEMOINE décédé à 46 ans, en pleine activité et prématurément, laissant deux enfants mineurs en faveur desquels une liquidation amiable eut lieu en 1889-90.
I - LES DROITS DES FRANCAIS A TERRE-NEUVE ET A SAINT-PIERRE
A) Avec la fin du règne de Louis XIV, s’achevait la guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697) puis celle de la succession d’Espagne (1701-1716); la France par le traité d’Utrech de 1713 perdait l’Acadie, la baie d’Hudson ainsi que l’île de Terre-Neuve; elle ne conservait à ce dernier endroit qu’un simple droit de pêche sur la moitié de l’île, sans établissement permanent (4).
La guerre de Sept Ans, commencée en 1756, s’acheva par le traité de Paris du 10 février 1763, et là encore nous perdions le Canada, l’île Royale (5), le Labrador; et en outre la Louisiane en faveur de l’Espagne, en compensation de la Floride cédée par l’Espagne à l’Angleterre. Par contre, les anglais retrocédaient les îles de Saint-Pierre et Miquelon. Les droits de pêche sur la côte de Terre-Neuve étaient conservés, et dans les mêmes conditions c’est à dire toujours sans établissement permanent.
C’est au premier hiver suivant que les anglais, prenant le traité à la lettre, se mirent à brûler toutes les installations françaises qui servaient chaque été au travail et au séchage de la morue, y compris les embarcations laissées sur place: les installations devaient être non-permanentes et les anglais prirent soin cette année-là de les rendre précaires. Autant la diplomatie de chacun des pays arrive à gérer de telles situations, autant le monde de la pêche y voit des blessures difficiles à cicatriser (6). C’était déjà le début de ce que l’on a appelé bien après “Les affaires de Terre-Neuve” et qui durera en fait jusqu’au départ des français de l’île (7).
Plus tard, le traité de Versailles de 1783 règle l’issue de la guerre de l’indépendance américaine et à cette occasion, les droits français sur le French-Shore sont encore réduits, ceci d’une façon très curieuse puisque nous n’étions pas cette fois-là dans le camp des vaincus...
Enfin, pour conclure la Révolution Française suivie de l’Empire, les traités de Paris du 30 mai 1814 et du 20 novembre 1815 maintenaient les droits sur le French-Shore mais au détriment de l’île de France (8).
Par la suite, les droits français de la pêche à Terre-Neuve ne devaient pratiquement plus être modifiés, mais les rivalités économiques étaient toujours incessantes avec par exemple ce que l’on a appelé la guerre de la boëtte (1885) ou encore la guerre du homard (1886-1890), et ceci jusqu’en 1904, année au cours de laquelle la France décide d’abandonner ses droits sur cette côte. Il y avait alors un désintérêt total des pêcheurs français pour cette pêche côtière, doublé d’une grande faiblesse, a-t-on dit, de la diplomatie; alors que les anglais présentaient un attirance plus grande pour ces territoires, laquelle était justifiée par un accroissement très important de sa population dans ces régions.
Les français se sont alors exclusivement tournés vers la pêche aux Bancs à partir soit de Saint-Pierre soit même de la métropole.
B) L’installation des français à Saint-Pierre et Miquelon remonte à 1604. Par la suite, l’archipel suivra comme pour la côte de Terre-Neuve le sort donné par les guerres et les traités de paix. Le traité d’Utrech cède les îles à l’Angleterre; le traité de Paris de 1763 les restitue à la France; en 1778, les anglais détruisent Saint-Pierre et occupent l’archipel; le traité de Versailles le restitue à la France; en 1793, nouvelle occupation anglaise; en 1802, restitution à la France par le traité d’Amiens; en 1803, non respect de ce dernier traité et nouvelle occupation anglaise; enfin, restitution à la France par les traités de Paris de 1814 et de 1815.
Il y eut donc un certain nombre de chassés-croisés, neuf au total, entre les deux nations pour posséder cet endroit que les anglais disaient au départ inhabité et inhabitable mais qui par la suite devait être le centre de rivalités économiques et diplomatiques importantes.
II - LA PECHE SUR LE FRENCH-SHORE
La pêche se faisait à Terre-Neuve de différentes manières qui variaient selon les endroits et selon les périodes. Ici on parlait de la pêche au Golfe - golfe du Saint-Laurent bien sûr - avec aussi le Petit Nord dans la partie septentrionale. Il s’agissait d’une pêche à la côte - le French-Shore - telle qu’elle a été définie et réservée par le traité d’Utrech et les traités subséquents, par opposition à la pêche aux Bancs. La pêche était sédentaire, par opposition à la pêche errante, car ici le terre-neuvier mouillait dans l’un des havres de la côte pendant tout le temps de la campagne. Très souvent, les pêcheurs y retrouvaient les installations de l’année précédente, qu’il fallait remettre en état. Une partie de l’équipage était affectée à la pêche elle-même dans les chaloupes; les autres vivaient à terre pour y travailler la morue sur les chauffauds; enfin, les graviers s’installaient sur les plages de galets - les graves - pour s’occuper du séchage de la morue. On parle encore ici de la pêche à la morue sèche - par opposition à la pêche à la morue verte qui se pratiquait sur les Bancs -
Depuis le traité de Versailles de 1783, la zone française s’étendait dans la partie ouest et nord de l’île depuis le cap de Raye le plus au sud jusqu’au cap Saint-Jean, depuis la grande baie de Saint-Georges où les pêcheurs aux bancs venaient se fournir en boëtte jusqu’à la baie Blanche, prise souvent et très tard par la banquise (9); les havres de pêche étaient en fait les suivants, avec des noms à consonnance française aujourd’hui disparus:
- Sur la côte Ouest: Cod-Roy, Saint-Georges, Port-à-port, Petit-havre ou Petit-port, Anse à bois, baie du Gouverneur, Bonne-baie, Ingarnachoix, nouveau Port-aux-Choix, Anse de Barbacé, Ile Saint-Jean, Nouveau Férolle, Vieux-Férolle, baie Sainte-Barbe, pointe de l’Ancre, Anse aux Fleurs.
- Sur la côte Est, dénommée le Petit Nord: baie de Haha, cap d’Oignon, baie aux Mauves, Le Kirpon, baie du Nord, les Criquets et le Cap-blanc, baie Saint-Lunaire, ile Granchain, Petits-bréhats, Anse Verte, Grands-bréhats, baie Saint-Antoine, la Crémaillère, Anse à la soupe, Trois-montagnes, les Petites Oies, île de Fichot, havre du Four, les Petites-Ilettes, les Grandes-Ilettes, les Grandes Oies, Petits-Saints-Juliens, Grands-Saints-Juliens, iles des Saints-Juliens, le Croc, anse aux Millions, Belle-Ile, anse du Pilier, cap-Rouge, la Conche, Boutitou, les Aiguillettes, les Canaries, Raincé, le Dégrat du Cheval, Sans Fond, Fourché, Orange, les Petites-Vaches, les Grandes-Vaches, la Fleur-de-Lis, la baie Verte, la baie des Pins, l’île-à-Bois, Pasquet, le Grand Coup de Hache, le Petit Coup de Hache, la Scie.
La pêche par elle-même se pratiquait dans les temps anciens au moyen de grands filets ou hallopes, puis à la ligne traînante depuis le navire lui-même, à partir du bord situé dans le vent; il y eut aussi la pêche à la faux avec de gros hameçons qui , même sans appât, non boëttés, attrapaient le poisson par le dos lorsqu’il se présentait en piaule, c’est à dire en rang serré; par la suite, ce seront des lignes de fonds, dormantes, ou harouelles, posées à partir des doris qui, vers 1875, remplacèrent les chaloupes.
Autant les fécampois préféraient la pêche aux Bancs à partir de leurs grands trois-mâts, autant les malouins avec leurs goëlettes plus petites s’adonnèrent volontiers à la pêche au Golfe; ces derniers s’intéressaient de près aux attributions des havres qui se faisaient à Saint-Servan par tirage au sort pour cinq ans (10).
Vers la fin du 19ème siècle, la côte perdait une bonne partie de son activité en faveur des Bancs ceci pour plusieurs raisons conjuguées: le poisson y devenait plus petit et un peu plus rare; la côte se peuplait de plus en plus de populations anglophones; le calme et l’isolement nécessaires à une bonne pêche n’existaient plus dans ce secteur de l’île; on parlait de la rareté du bois de chauffage; et même de pollution des eaux... En 1890, seuls 8 ou 9 morutiers péchaient sur la côte contre 145 pour les bancs. Les pêcheurs malouins, toujours très attachés à leurs droits sur le French-Shore, se lançèrent dans une autre activité, celle de la pêche aux homards; les crustacés étaient très nombreux sur la côte de Terre-Neuve et l’on savait désormais les mettre en conserve, de façon à les réexpédier en France commercialisables.
III - LA DEFENSE DES LIEUX DE PECHE
Vers ces années 1880-1890, la rivalité avec l’Angleterre était encore très vive.
A cette époque, les pêcheurs français étaient en conflit avec leurs homologues anglais sur deux points particuliers, appelés guerre pour les uns et question pour les autres, plus prosaïques (11).
La recherche de la boëtte, c’est à dire des appâts, a toujours été un souci majeur pour les pêcheurs à Terre-Neuve. Ils utilisent souvent le hareng, emporté salé ou glacé, en première pêche; par la suite, en seconde pêche il faut s’approvisionner soi-même en capelans ou en encornets; la plupart du temps, l’appât est acheté aux pêcheurs locaux; or une loi de 1885 de l’institution Terre-Neuvienne, le BAIT-BILL, interdit désormais à ses ressortissants la vente des appâts. Les Français sont tout spécialement visés par cette mesure qui était en réalité d’inspiration anglaise. Il y a donc pendant toutes ces périodes une grande difficulté d’approvisionnement; les pêcheurs locaux en impossibilité de vendre sont dans une situation tout aussi préjudiciable; en 1890, les Fécampois innovent avec le bulot, appelé aussi coucou; malgré quelques réticences (12), ce nouvel appât sera une réussite.
Pendant ce même temps (1886-1890), il y eût aussi ce que l’on a appelé la “guerre du homard”. Les LEMOINE qui péchaient beaucoup à la Côte et avaient une forte production de conserves de homards, ont été en prise directe dans ce conflit. Les pêcheurs français avaient pour eux trois arguments: 1°) les Anglais dont un certain Shearer, ont construit et exploité sur la zone française dix usines à homards, dont sept nouvelles; 2°) les pêcheurs anglais utilisent de grands filets dits “trappes à morues” lesquels sont interdits aux pêcheurs français; 3°) Les goélettes nomades en allant sur les côtes du Labrador, défilent le long du French-Shore et pêchent ce qui leur est interdit.
Les Anglais émettent par leur diplomatie les réclamations suivantes: 1°) Les primes accordées par le gouvernement français a pour effet d’abaisser le prix du poisson à l’exportation, au détriment donc des autres pays producteurs; 2°) La thèse de la pêche concurrente est possible en faveur des insulaires pour ce qui est de la morue et en faveur de tous pour toutes les pêches autres que le poisson. 3°) Les traités n’autorisent aux Français que des constructions temporaires et en planches pour la pêche et le séchage de la seule morue. Ces arguments étaient très forts; les homarderies étaient de véritables constructions en dur qui exigaient souvent un gardien pendant les périodes hivernales; en outre le homard qu’il n’était pas possible de pêcher et de mettre en conserve jusqu’alors, était-il visé par le traité d’Utrech de 1713 et par les traités subséquents. Des exégèses et des redéfinitions eurent lieu. Les traités parlaient-ils de pêche en général ou de poisson en particulier; car en fait, que doit-on dire: l’on “pêche” un homard ou on le “capture”? Les réclamations individuelles ou collectives par les Syndicats des Armateurs ou par les Chambres de Commerce seront nombreuses. Un accord est conclu en 1890 avec un statu quo de la situation telle qu’elle existait en 1889, les questions de principe et les droits respectifs étant réservés. Cet accord dura dix ans et plus; en 1904, par le traité de Londres qui constituait une nouvelle entente cordiale, la France abandonne définitivement, avec effet en 1908, ses droits exclusifs sur le French-Shore en échange de quelques territoires en Afrique. A cette époque, plus aucun navire, même ceux de Saint-Malo, ne pêchait sur la côte de Terre-Neuve. L’affaire était ainsi classée ...
Anatole LEMOINE participe à la défense de ses droits en écrivant plusieurs fois au ministre de la Marine ,les 9 avril, 27 juillet, 2 et 22 août 1889. Les courriers sont transmis par le commissaire de l’inscription maritime de Saint-Malo, par la Chambre de Commerce de Nantes puis par celle de Saint-Malo. Il est fait état d’une demande de protection, d’intervention, de concours du Ministre. Les armateurs et leurs associés n’engagent de capitaux dans la pêche à Terre-Neuve qu’après avoir demandé et reçu des assurances officielles. Les anglais ont pris possession de bases réservées par les Traités à nos nationaux. Les français réclament un exercice exclusif du droit de pêche dans les baies de la côte de Terre-Neuve qui leur sont réservées. La France est autorisée à prendre des mesures de protection. Les Anglais n’ont aucun titre à faire valoir et ne peuvent résister légalement. Le Chef de la division française indique qu’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher les Anglais de pêcher. Ces derniers nous expulsent de leur côte alors que notre station les laisse faire. L’an dernier, le commandant de la station nous avait fait rendre justice; nous avons tout lieu d’espérer que cela continue cette année sur les promesses faites aux armateurs. Il est demandé au ministre de donner des instructions pour faire respecter les traités et pour rassurer les populations. Le commandant de la station navale argue qu’il n’a pas reçu d’ordre; il interdit même à nos marins une partie du littoral; nos droits sont donc compromis. Ne rien faire permettrait de consacrer les prétentions anglaises. Il est donc urgent de donner des ordres à la station ...
Le ministre répond à la Chambre de Commerce de Saint-Malo: “...J’ai l’honneur de vous faire observer ... que ces griefs sont fort vagues. Nos pêcheurs ont le droit de n’être pas gênés dans leurs opérations et les instructions du Commandant de la Division Navale lui prescrivent de les garantir contre toute gêne; je ne pourrais lui en donner de complémentaires que si vous me signaliez les cas précis dans lesquels les pêcheurs de Saint- Malo n’auraient pas été suffisamment protégés ...Je dois vous dire, au reste, que le Gouvernement ne perd nullement de vue les droits ni les intérêts de nos pêcheurs dans ses rapports avec le gouvernement Anglais et qu’il les soutient au contraire avec la plus persévérante énergie ... Recevez ...”
Aussitôt cette réponse, considérée sans doute comme décevante, Anatole LEMOINE obtient de ses capitaines un compte-rendu précis de la situation. De Landgreen, capitaine du QUI-QU’EN-GROGNE, en poste à l’ile Saint-Jean, de Mary, capitaine de l’ELISABETH, de Bourge, capitaine du BELLE BRUNE, en poste à Nouveau-Férolle, il obtient les messages suivants :” il parait que notre chef de station et l’Anglais ont voulu délimiter les endroits de pêche au homard... un officier m’a dit de retirer les casiers qui sont parmi les Anglais... Je lui ai dit que je ne voulais pas de délimitation; que je savais où le homard dormait et que les limites données par le chef d’escadre était mauvaise, que c’était de la vase ... L’on donne à nos nationaux ce que les Anglais ne veulent pas; Shearer, l’Anglais, prend du homard à volonté et le commandant de la station française nous demande de lever quelques tentes de casiers pour que les Anglais s’y mettent; c’est à se demander si ce sont bien des Français qui commandent le navire de la station -le BISSON- et s’ils ne sont pas chargés de défendre les Anglais ...”
L’on parlait d’un côté de pêche exclusive et de l’autre d’un droit à la pêche concurrente. Ainsi donc, les rédacteurs du traité d’Utrech n’auraient pas prévu tous les cas et pensé à tout?
IV - L’ARMEMENT LEMOINE A SAINT-MALO.
La famille LEMOINE était en fait originaire de AGON, petit village de pêcheurs situé dans le diocèse de Coutances. Etienne et Denis, deux jeunes enfants de Charles LEMOINE et de Marie TANQUERAY vont s’installer à Saint-Malo pour s’enrôler dans la navigation. Nous sommes dans les années 1730. Agon perd sa notoriété dans la pêche par suite de l’ensablement de la Sienne. Granville, le port le plus proche, n’a pas comme Saint-Malo la même notoriété et ne donne pas les mêmes garanties pour travailler dans la pêche et aussi dans le commerce maritime. Le recrutement de tous les naviguants s’y faisait depuis Saint-Quay-Portrieux ou Etables, c’est à dire bien au delà de Saint-Brieuc, jusqu’à Coutances en passant par Dol et la baie du Mont-Saint-Michel; il y avait aussi tous ceux venant de Dinan et des bords de la Rance. Les familles se connaissaient; elles étaient souvent alliées et se retrouvaient dans les équipages des navires, souvent composés par affinité, en fonction des origines locales de chacun.
Etienne et Denis LEMOINE résident donc durablement à Saint-Malo par leur métier de marin mais aussi en s’y mariant et en fondant une famille. Etienne épouse en 1733 Catherine LUCE; Denis, veuf en premières noces de Anne TANQUERAY, s’allie en 1748 avec Suzanne BAR, originaire de Saint-Servan. Cette année-là, Denis devenait capitaine de navire: le PROVIDENCE, brigantin de 80 tonneaux; puis en 1750 du THERESE, navire de 130 tonneaux construit à Saint-Malo, en 1764-1766 du JEANNETTE, un senau de 80 tonneaux.
A la génération suivante, François et Charles LEMOINE, leur fils respectif , vont devenir capitaines de navire puis armateurs . François est en 1770-1771 capitaine du SAINTE-ROZE, senau de 90 tonneaux ayant pour armateur Mesle du Grand Clos; en 1774 capitaine du SAINT-REMY, goélette de 45 tonneaux dont l’armateur est Dupuy-Fromy; ce même navire a eu pour autre capitaine un certain Charles TANQUERAY, originaire de Agon ; Charles LEMOINE , de son côté est capitaine en 1766 du SAINT-JULIEN, brigantin de 45-50 tonneaux, en 1767 du JULIEN, brigantin de 45 tonneaux , de 1775 à 1778 du PIERRE, senau de 45-50 tonneaux construit à Saint-Malo en 1763; en 1784, il est armateur du SUZANNE, brigantin de 60 tonneaux , le capitaine en étant François Clément GANNE de Blainville.
François-Etienne LEMOINE, fils de François L et de Anne-Marie GAUTIER nait à Saint-Malo le 11 janvier 1770. Accédant très rapidement aux fonctions de négociant et d’armateur, il épouse à Paimpol le 12 février 1798 -an VI- Marie-Josèphe BECOT. Le ménage habite en 1799 -an VII - à Saint-Malo dans la rue de l’ancienne Boulangerie. A cette époque, la France était en guerre avec l’Angleterre et Saint-Malo participait depuis 1793 à une quatrième guerre corsaire (13)(14). Les navires Terre-Neuviers s’adaptent au combat et s’équipent de fusils ainsi que de plusieurs canons, parfois d’obusiers ou encore de pierriers. Il s’agit de brigantins, lougres, amyggleres ou cutters, ayant de faibles tonnages pour avoir une plus grande mobilité (15).
Depuis 1793 jusqu’en 1800 - an IX - François-Etienne L. arme LE CUSTINES, L’AUGUSTE, L’IMPRENABLE, L’ENTREPRISE, LA SURPRISE, L’AUDACIEUX, LA DELPHINE. Plusieurs navires anglais sont pris: LE THOMAS ET NANCY, L’APOLLON, LA CAROLINE, L’ACTIF, LE BALCARAS. Un navire américain , LE HOPE, est également appréhendé mais en vertu du Droit des Neutres, la prise est jugée mauvaise (16). Hélas, l’armateur-corsaire décède sans doute accidentellement à Brest le 3 germinal an VIII, à l’âge de 30 ans.
Le jeune François Guillaume LEMOINE n’a qu’un an au décès de son père; malgré tout, dès l’âge de 26 ans, il se lance lui aussi dans le métier familial; dès 1825- 1826, il achète, avec l’aide financière de sa mère et de quelques associés comme Charles CUNAT, Louis BLAIZE ou encore un BECOT, en parenté avec lui par sa mère, plusieurs petits navires usagés: le JEUNE EMMANUEL, sloop de 48 tonneaux, le JEUNE FREDERIC, dogre de 47 tonneaux, le MESSAGER, sloop de 29 tonneaux, la JEUNE ADELE, brick de 160 tonneaux , le DILIGENT, dogre de 60 tonneaux. Puis vient un grand trois-mâts, le NOEMIE, de 336 tonneaux en association pour 51/128ème. En 1828, il se fait construire sa première goélette neuve, un petit bâtiment de 59 tonneaux, dénommé Le TRIMBALLEUR. Elle se consacre au petit cabotage; le maître d’équipage est Hippolyte Victor Jean BECOT. Par la suite, les navires vont être plus nombreux et plus gros; les destinations et les usages sont variables: le petit cabotage entre les ports français ou avec l’Angleterre, le grand cabotage avec les ports de toute l’Europe, le long courrier avec la Martinique ou avec l’île Bourbon (17)(18), enfin Terre-Neuve pour la pêche .
Marié à Saint-Servan le 11 septembre 1832 à Augustine Marie MORAS, cette alliance donnait au jeune armateur une parenté avec de nombreuses autres maisons maritimes, les ROUAULT de COLIGNY, les BODINIER, les GUIBERT, les DUBOIS des CORBIERES. Quatre enfants vont naître de cette union, dont trois garçons, Francis né en 1835, Auguste en 1837 et Anatole en 1843. Tous les trois vont devenir comme leur père et avec lui armateurs de telle sorte que la maison d’armement va devenir l’une des plus considérables de la cité malouine. Au cours des années 1840-1860, la flotille était composée d’une vingtaine de navires avec surtout des bricks, des goëlettes et quelques trois-mâts; par la suite, l’armement va encore augmenter pour atteindre 30 unités en 1874; depuis 1825 jusqu’en 1914, plus de 130 bâtiments vont être construits ou acquis, puis régulièrement armés pendant quelques années ou dizaines d’années selon le sort de chacun.
Nous savons par exemple que François LEMOINE achète trois navires sur le port de Fécamp: le premier en avril 1857 de Martin DUVAL, père de notre cher écrivain Jean LORRAIN - le POLLUX, trois-mâts barque de 198 tonneaux construit à Fécamp en 1847 -et deux autres en janvier 1862 de l’armement BELLET et GRENIER - le GUSTAVE, trois-mâts de 234 tonneaux construit à Fécamp en 1846 et le JACQUES, trois-mâts barque de 262 tonneaux, construit à Fécamp en 1850. Par la suite, un même jour de décembre 1871, il achète à Granville quatre navires provenant sans doute d’une liquidation: le PUGET, trois-mâts de 235 tonneaux, le NIVE, brig de 215 tonneaux, l’AMELIE, brig de 150 tonneaux et l’ADOUR, brig de 156 tonneaux.
Une telle entreprise pouvait aussi bien apporter réussite et donc prospérité pour les uns, pour un temps, que difficultés et pertes pour les autres. Et pour en arriver là, les raisons étaient nombreuses: il y avait les pertes en mer, le prix et la commercialisation de la morue; également la défense des lieux de pêche dont nous avons déjà parlé. Le décès de l’armateur constituait un autre élément de la fragilité des entreprises de pêche; Francis LEMOINE, le fils aîné, vice-consul d’Espagne à Saint-Malo, décède en 1872, à l’âge de 30 ans comme son grand-père, avec une fille de 1 an; François LEMOINE, son père, armateur pendant 60 ans, décède en 1885; Anatole, le troisième fils, décède en 1889 à l’âge de 46 ans, laissant deux enfants mineurs de 4 et 6 ans.
A partir de cette dernière date, Auguste L. poursuit seul les activités de cabotage et de pêche avec une quinzaine de navires pour une bonne partie à destination du Golfe. A son décès en 1903, son propre fils Ludovic reprend le métier mais les conditions ont bien changé: la France abandonne le French-Shore en 1904; les navires sont de plus en plus motorisés à la vapeur et la pêche se fait désormais au chalut; Ludovic LEMOINE, comme la plupart des malouins, reste attaché aux navires à voiles et à la pêche à la ligne dormante à partir de doris. Lors du conflit mondial 1914-1918, les sous-marins allemands - les tempêtes aussi - vont anéantir de nombreux bâtiments dont le NOTRE-DAME DE LA GARDE, goélette de 145 tonneaux bruts, le TOUR D’AUVERGNE, brig de 187 tonneaux bruts, le FLORENTINE, goélette de 153 tonneaux bruts(19)(20). Il ne subsiste après cette période que deux navires:
- Le EIDER, trois-mâts-goélette de 177 tonneaux bruts construit en 1910 aux chantiers Gautier de Saint-Malo; appartenant à Clémentine LEMOINE, la veuve de Auguste, il est vendu en 1917 à son fils Ludovic et est attaché à partir de 1919 à Saint-Pierre et Miquelon.
- L’ERMITE, trois-mâts-goélette de 346 tonneaux bruts , construit à Saint-Malo en 1924 avec les dimensions suivantes: longueur 39,47 m, largeur 8,8m, hauteur ou profondeur de cale 4,05m, appartenant à Ludovic LEMOINE, 2 rue d’Orléans à Saint-Malo, pour 7/45ème; il coulera par voie d’eau le 13 août 1933 à 13 milles environ au large de Holsteinborg, au Groenland. Avec ce dernier navire, disparait également l’armement LEMOINE . La même année, Ludovic L. vend sa malouinière de Saint-Servan, par nécessité.
V - LES ETABLISSEMENTS DE PECHE DE L’ARMEMENT LEMOINE
Les établissements de pêche sont en réalité plutôt difficiles à suivre ou à retrouver car, par définition, ils étaient non-permanents; malgré tout, il y avait les habitudes de pêches d’une part, les attributions tous les cinq ans des havres d’autre part, les homarderies enfin qui tendaient à la fixité des lieux de pêche voire des installations elles-mêmes.
Pour retrouver ces établissements, nous bénéficions de différentes archives soit privées avec un inventaire de 1882, un partage successoral de 1885 et un autre inventaire de 1889, soit publiques avec les rapports de fin de campagne 1888 et 1890 de la station de Saint-Pierre. Ces documents nous donnerons des situations par étapes successives.
a) En toute première information, nous savons que François LEMOINE fait deux demandes de concession de graves, l’une en 1854, l’autre en 1858, toutes les deux pour l’île aux Chiens (21)(22). Ces demandes ont-elles vu le jour toutes les deux? Ces concessions ont-elles été exploitées et jusqu’à quand ?
Sur ces questions, nous avons connaissance d’un indice positif: il s’agit d’une lettre datée du 7 mai 1869 signée Lemoine adressée à “ Monsieur Duchesne - gérant de l’habitation St-Urbain - Ile aux Chiens - St Pierre et Miquelon - voie de Queenstown par Halifax”. Postée à Saint-Malo le 7 mai, de passage à Paris, à Calais et arrivée à Saint-Pierre le 23 mai, elle contient des instructions qu’un armateur de Saint-Malo signant Lemoine peut donner à l’un de ses gérants concernant la communication des dépêches, le sort des marchandises pêchées, l’approvisionnement en bois, en mâts et vergues ...(23).
b) L’étape suivante nous donne heureusement beaucoup plus de renseignements. Au décès de Madame François LEMOINE, née Augustine Marie MORAS, survenu à Saint- Servan le 18 avril 1882, un inventaire est dressé par Me Fourmond, notaire à Saint-Malo en date du 27 juin 1882. L’analyse patrimoniale est complète et nous y trouvons notamment: du mobilier, des extraits d’inscription au Grand Livre de la Dette Publique, des inscriptions de Rentes Françaises, des obligations au porteur, des certificats d’actions, des actions au porteur, des créances pour 124 858 F, des dettes pour 49 347 F, des espèces pour 7 183 F, des traites et effets de commerce pour 211 142 F, des marchandises en magasin pour 44 596,90 F, des navires en cours de campagne et leurs armements, pour une évaluation totale de 516 420 F (24).
En outre, il était noté l’existence d’une maison de commerce et d’un établissement de pêche à Saint-Pierre et Miquelon avec: des marchandises pour 68 524 F, une maison avec magasins et chantier pour 20 000 F, du matériel d’exploitation pour 4 106 F, un navire attaché à Saint-Pierre, la goélette FRANCINE, pour 10 000 F, en caisse 880 F.
Les installations sur Terre-Neuve existaient déjà, certainement, mais n’avaient pas été prisée, comme n’ayant pas de valeur en soi. Ne s’agissait-il pas à vrai dire que de quelques cabanes provisoires?
c) François LEMOINE décède à Saint-Malo le 23 janvier 1885 et par acte de Me Fourmond du 5 octobre 1885, un partage des biens est réalisé entre ses trois enfants. Les navires, soit 13 navires de pêche, 5 navires long-courriers, les 2 sloops attachés à Saint-Pierre, sont répartis entre les deux garçons, Auguste et Anatole, déjà armateurs eux-mêmes; seul le long-courrier KALLAKAHUA, pour 70 000 F, est maintenu en indivision; également les armements des navires de pêche pour 297 429 F; aussi le matériel et l’installation de Saint-Pierre...
d) La description la plus précise de nos établissements de pêche va résulter en fait des comptes de liquidation amiable dressés après le décès de Anatole LEMOINE, survenu à Saint-Servan le 9 novembre 1889, laissant son épouse, née Berthe DUBOIS, et deux enfants Berthe et Henri agés seulement de 6 et 4 ans. Ces comptes, en grande partie conservés, vont constituer une source d’information non négligeable. Les comptoirs sont inventoriés en matériels et marchandises; les navires également; les marins sont payés par mandat de leur campagne de pêche de 1889; les autres dettes sont réglées, les créances encaissées; les actifs réalisables sont vendus à l’amiable: une vente publique a lieu pour le matériel de pêche pendant cinq jours consécutifs du 22 juillet au 26 juillet 1890 inclus.
Voici ce que nous apprenons:
1°) Sur l’île Saint-Jean, l’armement d’ Anatole LEMOINE possédait une habitation dont le gardien s’appelait Célestin Guéneuc. Les navires qui y passaient à un moment quelconque de leur campagne de pêche, dressaient un inventaire des applets, avec une notation de l’état soit bon, soit passable, soit mauvais pour chaque article; l’armateur pouvait ainsi surveiller de très loin et a posteriori l’entretien et le réapprovisionnement.
A cet endroit, les édifices étaient les suivants:
- la cabane du capitaine et la cambuse (dimensions: 11 m de long, 5 m de large, 4m de haut)
- une cabane pour la cuisine, la salle à manger et une chambre (6 m de long, 3 m de large, 2,5 m de haut)
- une cabane - neuve - pour les pêcheurs (20 m de long, 4 m de large, 3 m de haut)
- une cabane - neuve - pour les chauffaudiers
- une cabane pour les fours (8 m de long, 4 m de large, 2 m de haut)
- une cabane pour le second et le soudeur (4 m de long, 3 m de large, 3 m de haut)
- les lavoirs à réparer
- l’usine et la souderie -neuve - (7 m de long, 4 m de large, 3 m de haut pour chaque bâtiment)
- le chauffaud
Concernant les embarcations, il y avait 2 capelanniers, 3 chaloupes du banc, 1 chaloupe de senne, 1 canot harenguier, 1 doris et 3 waris.
Les casiers à homards étaient installés de la façon suivante: 43 à Saint-Jean, 85 à l’île Plate, 140 dans l’anse à la Tourelle et 91 dans l’anse à l’Américain.
2°) L’établissement principal était certainement celui situé à l’Anse Barée (Tête Ronde). En 1889, les constructions y étaient qualifiées de récentes avec :
- l’habitation du capitaine, magasin au bout et grenier au-dessus, servant aussi de magasin. Ce bâtiment était appelé “La Normandie” et le magasin était affecté au service de la boëtte. Les dimensions en étaient de 15 mètres de long, 5 m de large et 4 m de haut.
- une cabane indépendante servait de cuisine et de salle à manger avec magasins au bout et au-dessus servant à ramasser les boites vides et les caisses pleines (dimensions: 6 m de long, 3 m de large et 2,5 m de haut).
- une autre cabane pour les chauffaudiers (dimensions: 12 m de long, 4 m de large et 3 m de haut)
- séparément une étable à vaches, un four, le chauffaud
- enfin une usine où l’on cuit le homard et où il est soudé en boîtes et ébullitionné (dimensions: 25 m de long, 10 m de large et 3 m de haut). Cette usine est dénommée Saint-Joseph; elle occupe 21 hommes et est dirigée par un chef d’opération, Jean-Marie Dollo, homme de confiance qui navigue depuis de nombreuses années dans la maison.
Les embarcations attachées à cet endroit sont aussi inventoriées; nous y trouvons 2 canots français de 16 pieds, 4 waris, 1 béliard, 2 chaloupes et 2 doris; selon les différentes listes, on parle en d’autres termes: capelannier, chaloupe de senne, canot harenguier; il s’y trouve également 1400 casiers à homards...des sennes à morue ou à hareng, des rets à hareng ou à saumon, des hameçons, des plombs, des avirons, du sel, etc...
3°) L’armement était aussi installé à l’Anse, à John Mark (Castor); il s’agissait en fait d’une succursale de l’Anse Barée; il y avait là deux cabanes et une souderie; les embarcations étaient au nombre de six: 2 canots, 3 waris et 1 doris; on y trouvait aussi 490 casiers.
4°) A l’île aux Baleines, l’armement posait, nous le savons, 70 casiers à homards.
5°) A Port à Port, donc plus au sud, il existait deux cabanes pour Johan.
6°) A Férolle, aussi nommé nouveau Férolle, une cabane était également utilisée.
Selon les campagnes et selon les instructions de pêche, les navires s’installaient sur l’un de ces différents sites; en 1889, la goélette QUI QU’EN GROGNE avec pour capitaine Langreen était en poste à l’île Saint-Jean, BELLE BRUNE avec le capitaine Bourge à Nouveau Férolle, l’ELISABETH avec le capitaine Mary a travaillé à l’Anse Barée. L’année précédente, le QUI QU’EN GROGNE s’était déjà installé à l’île Saint-Jean, le PUGET était à l’Anse Barée et BELLE BRUNE à l’anse de la Tourelle. Par moments, les navires se déplaçaient pour notamment se procurer de la boëtte, soit en l’achetant, soit en la pêchant: BELLE BRUNE, apprend-on, doit rester à Port à Port jusque vers le 10 juin 1889 pour y prendre du capelan. Le point de ralliement était Saint-Georges, situé au fond de la baie du même nom, d’où l’on pouvait télégraphier.
A l’examen plus précis de la carte de Terre-Neuve de cette époque-là, nous pouvons affirmer que Anatole LEMOINE était essentiellement implanté sur la côte Ouest, dans la baie dite de Saint-Jean; celle-ci allait de la pointe Riche à la pointe du nouveau Férolle; elle comprenait l’île des Sauvages, l’île Saint-Jean, les îles Plates; nous y trouvions également l’anse Barée, l’anse du Vieillard, l’anse à John Mark, la baie des Castors.
Notons aussi que parmi tous ces établissements, ne figurent ni les concessions sur l’île aux Chiens, ni l’installation de Saint Pierre; nous savons qu’elles existaient au décès de François LEMOINE, père, et avaient été conservés en indivision; nous en concluons une vente de ces biens entre 1885 et 1889, à moins que Auguste LEMOINE ne les ait reprises seul.
e) Une dernière série de documents nous donne une approche encore plus complète de la situation; elle nous permet notamment de situer l’importance d’un armement, celui dont nous nous sommes occupés, parmi tous les autres; il s’agit des rapports de fin de campagne de pêche établis par le commandant de la division navale de Terre-Neuve; ces rapports nous donnent tant les résultats de pêche que les incidents qui ont pu émailler les campagnes surtout lors des guerres de la boëtte et du homard.
Ainsi nous allons savoir que Auguste LEMOINE, frère de Anatole et armateur lui-même, était installé en 1888 à Port-au-Choix avec le DUC-ET-ALCYON, à Barbacé avec EVANGELINE, à l’île des Sauvages avec HIPPOLYTE. Dans le Petit Nord, donc sur la côte Nord-Est, il se trouve au cap Rouge avec VAUQUELIN et ANATOLE-ET-AMELIE.
En 1890, les sites choisis sont les mêmes, ce qui est la preuve de la permanence des installations, et des habitudes; s’y ajoutent cependant l’île Saint-Jean et la place annexe de l’anse à John Mark: cet endroit était exploité les années antérieures par l’armement de son frère Anatole, désormais disparu; tout près de là, à l’île Saint-Jean, emplacement n° 4, avec une annexe à l’Anse Barée, l’armateur Saint-Mleux aîné et Cie, de Saint-Malo, péchait la morue et le homard à bord du PUGET. Ce comptoir et ce navire appartenaient l’année d’avant à Anatole LEMOINE, mais en cet hiver 1889-1890, l’armement dont il s’occupait n’a pas pu maintenir ses activités, par suite du décès de l’employeur.
C’est par contrat sous seing privé du 25 janvier 1890 que Joseph Blaize, liquidateur, vend à Messieurs Saint-Mleux pour la somme de 17 250 francs payable le 1er mars 1890, tout le matériel restant à l’Ile Saint-Jean, à l’Anse Barée et au Castor, dans l’état où il se trouve, notamment les embarcations, sels, matériels des soudeurs et de fabrication, cabanes et boites vides, “sans aucune garantie ni responsabilité du plus ou moins trouvé et le plus ou moins usé; étant entendu que les cabanes et constructions à l’Ile Saint-Jean et à la baie des Castors ne sont pas comprises dans la vente, ainsi que le matériel à sertissage des boîtes à conserves...de même la marque déposée “Au Pavillon Français”...”(25)
f) Enfin et pour compléter encore, il nous faut ici expliquer qu’un armement quelqu’il soit, possédait également des installations en Métropole. Concernant celui dont on s’occupe, nous avons connaissance de:
- divers bâtiments à usage de magasins et chantier, d’une cour avec tonnellerie, le tout situé à Saint-Malo, à l’angle de la rue de Toulouse et de la rue Feydeau, c’est à dire intra-muros; cet immeuble avait été acquis par François LEMOINE aux termes d’une adjudication du 17 juillet 1832, alors qu’il était célibataire.
- un ensemble immobilier situé à Saint-Malo sur le Sillon, dénommé “l’Usine”, dont hélas nous n’avons pas la description complète (au moins un terrain avec une maison divisée en sept logements loués et des bâtiments avec une forge, une grande cheminée et une voilerie); nous savons qu’il a été acquis par François LEMOINE suivant trois actes successifs reçus par Me Lemaire, notaire à Saint-Malo, les 2 avril, 28 août et 10 décembre 1861. L’immeuble sera revendu suivant acte reçu par Me Fourmond, notaire à Saint-Malo, les 10 et 15 juillet 1884 au profit de la Compagnie Centrale d’Eclairage par le Gaz (aujourd’hui l’E.D.F.) moyennant le prix de 57 000 F.
- une autre usine à homards se trouvait à Saint-Servan derrières les dépendances de la propriété familiale de l’Artimon; elle était reliée à Saint-Malo-intra-muros par un fil télégraphique de quatre kilomètres de long; ce bâtiment a sans doute été construit en 1884 en remplacement de l’usine précédente et est tombé en inactivité dès 1889, suite au décès de Anatole LEMOINE.
- un terrain dit “La Sècherie” situé à Saint-Malo et Paramé, à un endroit dénommé les moulins de la Hoguette(26), revendu en 1881 à la S.A. de la baie de Saint-Malo et Paramé dont le principal actionnaire était le banquier parisien Edouard Hébert, au prix de 54 669,10 F. Cette vente, avec plusieurs autres, va permettre l’allotissement de tout ce secteur de bord de mer desservit par une voirie aujourd’hui dénommée Boulevard Hébert.
- un magasin flottant dans le bassin de Saint-Servan, obtenu suivant autorisation préfectorale du 13 décembre 1888.
- une concession temporaire du 22 octobre 1889 portant sur un terrain domanial de 4781,68 M2 situé dans l’ancienne grève du Talard, moyennant une somme annuelle de 240F, un tel terrain étant nécessaire pour certainement l’échouage des navires en hiver, leurs réparations, le stockage du matériel, éventuellement le séchage de la morue.
En dernière observation, il nous faut indiquer que les autres activités de l’armement LEMOINE, c’est à dire le cabotage, le long-cours ou même la pêche en Islande n’ont fait, quant à eux et à notre connaissance, l’objet d’aucun établissement ou comptoir particulier. Le négoce se faisait auprès d’un certain nombre de maisons de commerce par l’intermédiaire de plusieurs représentants qui concluaient et surveillaient eux-mêmes les opérations. Sur Paris, Anatole LEMOINE était en relation avec un représentant, qualifié dans les notes de l’armement de “honnête, sérieux et actif”, et avec onze négociants de homards, qualifiés ici soit de “bons” soit d”un peu chicaniers”...
Voici donc les éléments que nous avons pu réunir pour vous parler des établissements de pêche à Terre-Neuve d’un armement malouin au cours de la 2ème moitié du XIXème siècle. Dans ce pays devenu anglophone où la pêche française a disparu, les traces et les témoignages sont peu nombreux, surtout pour des installations non-permanentes, seulement autorisées par le traité d’Utrech.
Nous ne pouvons que souhaiter, ici comme ailleurs, une protection renforcée des archives concernant de tels sujets, une prise de conscience accrue de l’intérêt que cela représente pour nous tous, une confrontation plus soutenue des pièces conservées ainsi que des témoignages encore existants.
Terre de labeurs mais aussi de conflits où les français ont vécu pendant plusieurs siècles, durement parfois, l’île de Terre-Neuve mérite une grande attention de notre part, en reconnaissance de nos ancêtres, mais aussi en mémoire pour les générations futures.
Texte paru dans le numéro 7 année 2000 des annales du patrimoine de Fécamp publié par l’association Fécamp-Terre-Neuve
NOTES
(1) On dit que les pêcheurs français opéraient dans les eaux de Terre-Neuve dès 1504-1506, et qu’ un élan général eut lieu vers l’aventure morutière à partir de 1510 avec les basques, les malouins et les fécampois (1517-1520); vers 1520, la flotille venant du vieux continent aurait compté une centaine de navires (Alain Cabantous).
(2) Le duel franco-anglais fût presque incessant de 1739 jusqu’au traité de Paris de 1783, c’est à dire depuis la guerre de la succession d’Autriche (1741-1748) en passant par la guerre de sept ans (1756-1763) jusqu’à la guerre de l’indépendance américaine (1775-1782)
(3) voir l’Annuaire 1999 de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Saint-Malo - page 305 à 321.
(4) L’exercice de ce droit de pêche ne pouvait se faire qu’entre le 5 avril et le 5 octobre de chaque année; il était autorisé de couper sur la côte tout le bois nécessaire aux échafauds pour sécher la morue; les pêcheurs n’avaient à payer aucun droit de douane.
(5) île du Cap Breton
(6) il faut ici tout de même rappeler la destruction des villages anglais de Terre-Neuve en 1696-1697 par les français de Pierre Le Moyne d’Iberville, ainsi que par Noël Danycan.
(7) voir Publication du Ministère des Affaires Etrangères - Documents diplomatiques - Affaires de Terre-Neuve - Paris Imprimerie Nationale 1891
(8) île Maurice
(9) voir en illustration la carte de Terre-Neuve
(10) Les tirages au sort des havres et des baies de Terre-Neuve étaient régis par une ordonnance royale du 21 novembre 1821. Ils avaient lieu tous les cinq ans à Saint-Servan dans les locaux de l’Arsenal de la Marine (1821, 1826, Février 1832 ...). Un décret-loi du 2 mars 1852 en modifia les règles mais toujours pour cinq ans (1852, 1857, 1862 ...).
(11) voir Histoire de la pêche française de la morue dans l’Amérique Septentrionale par Charles de la Morandière - 1962
(12) On a prétendu que les morues étaient elles-même friandes de bulots et que prendre ces mollusques comme appâts était une manière de tarir la source de la pêche
(13) 1ère guerre corsaire contre l’Angleterre: 1744-1748
2ème guerre corsaire contre l’Angleterre: 1756-1762
3ème guerre corsaire contre l’Angleterre: 1778-1782
4ème guerre corsaire contre l’Angleterre: 1793-1801-an 9
dernière guerre corsaire contre l’Espagne: 1823
(14) L’assemblée Législative avait supprimé la Course depuis le 30 mai 1792 jusqu’à Janvier 1793.
(15) voir Les derniers corsaires malouins par l’abbé François Robidou - 1929
(16) voir Navires de Saint-Malo - 17ème-18ème siècles par Roger Martin Desgrèves édition Parchemin -1992
(17) dénommée île de la Réunion depuis 1848
(18) Le petit cabotage se fait entre deux ports d’une même mer, le grand cabotage entre deux ports de mers différentes; le long-cours est du cabotage international.
(19) voir Les derniers voiliers morutiers par Louis Lacroix - éd. 1949 - rééd 1970 -
(20) - Le NOTRE DAME DE LA GARDE construit à Saint-Malo en 1893 est coulé par un sous-marin allemand le 21 août 1918 sur les bancs de Terre-Neuve - le Banquereau - longitude 44°34 Nord - latitude 59°58 Ouest
- Le TOUR d’AUVERGNE, construit à Saint-Malo en 1878 est vendu par L. Hovius fils à Mme veuve Clémentine Lemoine, née Hovius, sa soeur, qui le revendra le 31 mars 1916 à Alexandre Poret de Saint-Servan; le navire sera coulé par un sous-marin allemand le 9 avril 1917 dans la baie de Plaisance.
- Le FLORENTINE, construit à Binic en 1895, parti le 2 septembre 1916 de Fowey pour Gênes avec du kaolin, disparait sans nouvelle depuis cette date; il est présumé perdu corps et biens.
(21) dénommée île aux Marins depuis 1931
(22) voir Charles de la Morandière - oeuvre citée - page 1148
(23) communication du Docteur Gilles Foucqueron, auteur du dictionnaire “Saint-Malo, 2000 ans d’histoire”.
(24) UN franc des années 1880-1890 représente environ VINGT francs actuels
(25) On sait par Léopold Soublin -Cent Ans de Pêche à Terre-Neuve 1815-1914 édition Henri Veyrier page 747 - que la conserverie de homards installée par Saint-Mleux sur le French Shore, certainement celle acquise de la succession de Anatole Lemoine, a été totalement détruite en 1900 après la mise à feu volontaire d’un anglais, Sugram Taylor. La Cour de Saint-John condamne l’incendiaire à un an de travaux forcés et à la relégation - apparemment sans réparation des dommages matériels.
(26) C’est sur ce terrain que se situait un moulin à vent dénommé “le moulin Lemoine”.