Au retour d’une campagne de pêche à Terre-Neuve,
l’apparition au capitaine Guillaume Pottier d’un monstre marin
En octobre 1701, Guillaume Pottier [1] , capitaine du navire « Vainqueur » de Saint-Malo [2] , au retour sur Bordeaux d’une campagne de pêche à Terre-Neuve, fit une déposition devant l’Amirauté de Guyenne, enregistrée sous serment auprès de Raymond de Navarre, le lieutenant général [3] :
En septembre dernier (1701), au cours d’une tempête particulièrement violente au large des Açores, le commandant Pottier vit apparaître un dragon monstrueux ayant la queue dans la mer et la tête dans les nuages, d’une hauteur du plus haut clocher qu’il y ait, et de la grosseur du navire, ayant des yeux perçants, gros à peu près comme le bout d’un tonneau, jetant de tous côtés des flammes de feu horribles, qui venait droit vers son navire ...
Nous savons du trajet du navire que le départ de Terre Neuve avait eu lieu le 6 septembre 1701 ; l’apparition eut lieu le 20 septembre 1701 ; les coordonnées géographiques étaient alors : latitude 47° [4] et longitude 360° [5] ; la provenance du vent était Nord-Nord-Ouest.
A l’Amirauté de Bordeaux, située dans le palais de l’Ombrière jouxtant le port, il y eut en fait deux déclarations : une première, courante et brève, un rapport d’entrée, auprès du greffier, datée du 19 octobre 1701, pour consigner les renseignements habituels ; et une seconde du 27 octobre suivant, plus protocolaire, sous serment devant la « Table de Marbre » présidée par l’Amiral, avec audition de certains membres d’équipage, afin de témoigner de l’apparition du dragon, et aussi rendre compte des avaries subies par la cargaison de morues .
Pottier tente d’y expliquer la perte d’une grande partie de sa cargaison, cinquante quintaux de morues gâtée et pourrie, et autant de mouillée par l’eau de mer, mais on apprend que cela n’arriva que lors d’une tempête ultérieure, survenue le 11 octobre à l’entrée de la Gironde; le lien entre l’apparition du dragon et la perte de la cargaison, entre la cause et l’effet, ne sera donc pas clairement établi.
En vérité, le dragon n’aurait ni endommagé le bateau, ni mis en péril l’équipage ; les pécheurs auraient sorti leurs armes mais ils se serait surtout mis en prières, en aspergeant le navire d’eau bénite ; à peine à portée de fusil, l’animal se serait enflammé et aurait disparu …
La déposition, enfouie depuis de nombreuses années dans les archives départementales de la Gironde (voir la référence ci-après), réapparait aujourd’hui ; elle nous interpelle : quel rôle avait-elle pu avoir à l’époque ? Et aujourd’hui quelle crédibilité peut-on encore lui accorder ?
La déclaration du 27 octobre était-elle seulement destinée aux propriétaires et armateurs du navire qui risquaient de demander de justifier de l’accident par tempête et de la perte de la cargaison ; s’agissait-il aussi d’écarter les soupçons de fraude qui planent dans de telles circonstances …
Le récit tel qu’il est relaté dans les archives, soulève un certain nombre de questions :
- Pourquoi au retour avoir réalisé deux déclarations à huit jours d’intervalle ? Pourquoi la première déclaration ne révèle-t-elle pas immédiatement la première chose à dire, soit la découverte du dragon ? Quelle est la valeur de cette seconde déclaration qui justement émet cette révélation, de façon un peu tardive ? Cette manière de faire, relève-t-elle d’un manque de spontanéité, ou bien d’un « esprit d’escalier », ou encore d’une préméditation …
- Quel rôle joue l’Amirauté qui parait « accompagner » le capitaine dans son récit ? Un rôle de consignation fidèle des faits ou un rôle plus d’interprétation voire incitatif ?
Des historiens, référencés ci-après, notamment Turgeon et Cabantous, se sont penchés très sérieusement sur cette histoire à l’aspect paranormal, pour tenter d’expliquer, sinon l’apparition elle-même, du moins les circonstances qui l’accompagnent ainsi que la retranscription du récit qui en a été faite. Au-delà de l’anecdote, ils vont essayer de donner à l’évènement une dimension plus importante ; la perspective d’une guerre navale qui s’annonce contre la Hollande et l’Angleterre, nécessite une approbation populaire et un engagement maritime d’envergure ; faire croire à un monstre marin faciliterait, semble-t-il, l’exercice du pouvoir ; la dualité entre le bien et le mal serait alors une recette de mobilisation guerrière éprouvée [6] .
Au final, si vous ne croyez pas aux dragons des mers, ce que l’on peut comprendre, par contre, croyez-vous – oui ou non - à la connivence de l’Amirauté dans ce que l’on pourrait appeler une « affaire d’Etat » ? Evidemment, pour nous, l’histoire s’arrête là …
Y.D.F.
A Bordeaux, le Palais de l’Ombrière où se réunissait le Parlement, également l’Amirauté.
Carte de l’Atlantique Nord – Mortier 1683 – détail
PS :
En 1701, quel était alors le contexte dans l’histoire maritime des différentes Nations ? La France et l’Espagne étaient à cette époque au cœur de « L’affaire de la mer du sud ».
L’affaire avait débuté dès l’arrivée des grandes conquêtes ; la partie méridionale et centrale de l’Amérique était du domaine réservé de l’Espagne, mais le roi de France François Ier voulut aussi sa part dans le partage du monde ; les différentes nations européennes tentent alors de s’insérer dans le circuit commercial hispano-américain en implantant des succursales en Andalousie et en multipliant les expéditions maritimes ; les français s’installent à Cadix pour commercer avec les Antilles … Selon le traité de Ryswick de septembre 1697, Louis XIV doit concéder de nombreux territoires comme la Catalogne, mais Charles II d’Espagne reconnait l'autorité de la France sur la partie occidentale de l'île de Saint-Domingue (Haiti). Quand survient le 1er novembre 1700, le décès du roi d’Espagne Charles II sans avoir de postérité. Toute la diplomatie européenne est en émoi ; l’équilibre des Alliances européennes sera-t-il alors modifié ? L’héritier testamentaire de l’Espagne sera Philippe V, le petit-fils de Louis XIV. L’affaire de la mer du sud prend alors une nouvelle tournure. L’arrivée d’un Bourbon sur le trône d’Espagne va au moins pendant cinq ans favoriser les relations avec la France. Louis XIV continue à revendiquer l’accès aux richesses du Pérou, ainsi qu’à un comptoir au détroit de Magellan,
Mai 1702, l’Angleterre déclare la guerre à l’Espagne et à la France ; c’est le début de la deuxième guerre inter-coloniale …
Plus près de nous, le malouin Danycan tente de fonder une Compagnie des Mers du Sud alors que, en parallèle, des armateurs privés s’apprêtent à commercer en contournant le système des Grandes Compagnies. ; les expéditions maritimes vers l’Atlantique-sud se succèdent : celle menée sans réussite en 1695-1696 par Jean-Baptiste de Gennes (1656-1705), en vue d'établir une base française sur la côte du Pacifique de l'Amérique du Sud pour conquérir les mines d'argent du Pérou ; puis celle de Jacques Gouin de Beauchene (Saint-Malo 1652-1730) menée du 17 décembre 1698- retour à La Rochelle du 6 août 1701 ; par la suite, il y aura l’expédition de Duclerc en 1710, sans réussite lors du passage du cap Horn, puis celle victorieuse de Duguay-Trouin à Rio en 1711 ...
Raymond de Navarre, le lieutenant général de l’Amirauté de Bordeaux, lors de la réception à son arrivée du capitaine Pottier, était très au courant de tout ce contexte géo-politico-maritime ; leur rencontre, pour des formalités a priori courantes, aurait-elle pu d’une certaine façon basculer ? …
Dessin du révérend Bing en 1734
Les dessins de Olaus Magnus : de son vrai nom Olaf Stor, né en 1490 à Linköping dans la province d'Östergötland et mort le 1er août 1557 à Rome, est un religieux et écrivain suédois. Auteur de l'Historia de Gentibus Septentrionalibus, année 1555.
Les dessins de Conrad Gesner (1516-1567)
Conrad Gessner , né le 26 mars 1516 à Zurich et mort le 13 décembre 1565 dans la même ville, est un naturaliste suisse, connu pour son œuvre de polygraphe humaniste. Plusieurs de ses ouvrages encyclopédiques sont considérés comme fondateurs d'un domaine. Son Historiae animalium (1551-1558) est le premier ouvrage de zoologie moderne visant à décrire tous les animaux connus. Son Bibliotheca universalis (1545) est le premier catalogue bibliographique des ouvrages imprimés du premier siècle de l'imprimerie en Europe. (wikipédia)
Dessin de Conrad Gesner (1516-1567) daté de 1558
Le livre des serpents 1589
L’imaginaire en cartographie marine :
Voir dans Gallica les trente représentations de créatures fabuleuses figurant dans la cartographie marine sur parchemin : http://expositions.bnf.fr/marine/albums/creatures/index.htm
Les créatures fabuleuses, issues des légendes antiques, ont traversé les siècles. Présentes sur les mappemondes médiévales, elles retrouvent une nouvelle vie dans la cartographie de la Renaissance, peuplant discrètement les terres vierges aux côtés des indigènes ou surgissant des profondeurs redoutées des océans. Les animaux et les peuples étranges aux marges du monde civilisé croisent alors les monstres marins et les dieux de la mythologie. (Gallica)
Sources :
- Archives Départementales de la Gironde réf 6 B 1101 pièces de procédures – 27 octobre 1701 second rapport d’arrivée à Bordeaux,
- Archives Départementales d’Ille et Vilaine réf 9 B 472 folio 28v – 29r – 4 janvier 1702 – rapport de retour à Saint-Malo,
- Christian Heutz de Lemps (1938-2017) : « Géographie du commerce de Bordeaux à la fin du règne de Louis XIV », Paris, Mouton, 1975, page 606,
- Laurier Turgeon : « Autour du monstre marin de Guillaume Pottier : témoignage ou construction d’une croyance ? » Actes du Colloque « Foi chrétienne et milieux maritimes XV-XXème siècle » sous la direction de Alain Cabantous – édition Paris Publisud – 1989 –
- Laurier Turgeon : « Les Productions symboliques du pouvoir, XVIe-XXe siècle - Action judiciaire et production du pouvoir : faire croire au monstre marin de Guillaume Pottier (Bordeaux , le 27 octobre 1701) » Célat et Département d’Histoire, Université Laval - pages 89 à 109 –
- Alain Cabantous et Gilbert Buti : « De Charybde en Scylla, risques périls et fortunes de mer » chez Belin - page 32
- Françoise Péron : « Des monstres et merveilles de la mer » dans « La Mer, terreur et fascination » sous la direction de Alain Corbin et Hélène Richard - éditions Points 2004 - pages 178 à 180.
Notes :
[1] Sans doute d’une famille de marins originaire de Cancale : voir Guillaume Pottier né à Cancale le 26 février 1669 époux de Macette Lemonnier née à Cancale le 18 novembre 1669 dont neuf enfants (Guillaume, Louise épouse Bouchard, Yves …) ; à cette même époque, une autre grande famille de marins dénommée Pottier existe à Quillebeuf sur Seine.
[2] Le port du navire était de 90 tonneaux.
[3] Raymond de Navarre (1659-1739), fils de Jean Navarre, avocat et conseiller à la cour des Aydes, puis Lieutenant Général au siège de l’Amirauté de Guyenne, une charge prestigieuse et lucrative ! Il épouse Lucrèce de Fonteneil ; la charge de lieutenant général de l’Amirauté sera transmise à son fils Jean de N. (1687-1775), conseiller au Parlement de Guyenne, marié avec Marguerite Chauvet ; puis à son petit-fils Jean-Baptiste Raymond de Navarre (1730-1803), marié en secondes noces avec Julie Dubreuil de Fonréaux.
[4] Les Açores sont à la latitude Nord 37-39° ; les coordonnées indiquées, 47°, sont donc plus au nord …
[5] En France, le roi Louis XIII prescrivit par ordonnance en 1634 que pour le calcul de la longitude, le premier méridien serait celui dit de l'Île de Fer (aujourd'hui île d'El Hierro dans l'archipel des îles Canaries), arbitrairement situé à 20°00'00" à l'ouest du méridien de Paris. Le trajet du navire était donc bien sur la ligne directe Terre-Neuve-Bordeaux, l’apparition du dragon survenant au nord-est assez éloigné des Açores, sur la même longitude que les iles Canaries, soit aujourd’hui à 18° ouest de Grennwich.
[6] La pratique de l’épouvante populaire était apparemment courante tout le long du Moyen Age, mais ici nous sommes au tout début du siècle des Lumières !!!