Les traditions populaires de la pêche en mer
d’après le livre de Paul Sébillot
Les pêcheurs
expliquent par des légendes postérieures à la création les particularités que
présentent certaines espèces : ceux du pays de Tréguier racontent qu'un
jour une étrangère qui passait sur la grève, en marchant très vite, demanda à
une petite plie, qui se chauffait au soleil dans un ruisseau, si la
marée montait.
Au lieu de répondre, celle-ci se mit à répéter ses paroles en faisant des grimaces.
A ce moment le flux commença, et l'étrangère qui était la Sainte Vierge, dit au
poisson moqueur :
«Petite plie à la bouche de travers, une autre fois vous serez plus sage»
Et depuis les limandes de cette espèce ont cette difformité.
(Cette légende est en relation avec une croyance du littoral d'après laquelle
celui qui fait des grimaces au moment où la marée monte est exposé à rester
jusqu'au reflux dans la position désagréable où il se trouve alors)
Le Poisson Saint-Pierre
(Zeus faber) a, des deux côtés du corps, deux marques noires, fort
distinctes, qui ont donné lieu à des explications légendaires.
En Provence, quelques-uns prétendent que ce nom lui a été donné parce
que saint Pierre avait pêché un de ces poissons sur l'ordre de Notre-Seigneur,
pour en retirer la pièce de monnaie qui devait servir à payer le tribut à
César; à Marseille on dit que saint Pierre, l'ayant pris avec la main, lui
laissa l'empreinte de ses deux doigts.
Sur le littoral de la Haute-Bretagne, ce poisson porte non pas deux,
mais cinq empreintes; elles ne sont pas dues au prince des apôtres, mais au bon
Dieu lui-même. Un jour qu'il avait envie de manger du poisson, il appela la
poule de mer, qui accourut aussitôt : mais quand il l'eut en main, elle lui
sembla si belle qu'il ne voulut pas la tuer. Il lui marqua ses cinq doigts sur
le dos et la remit à l'eau en lui disant : « Va, tu es trop belle pour être
mangée, crois et multiplie; mes cinq doigts serviront à te faire reconnaître. »
La génération des poissons
de mer est, comme celle des poissons d'eau douce, l'objet de croyances erronées.
Le maquereau bâtard, naît, dit-on en Haute-Bretagne, de
l'accouplement d'un maquereau et d'une brême, le mulet de celui d'un bar
et d'une fritelle, espèce de grosse sardine.
On prétend, sur la côte de Menton, que la couleuvre descend à la mer
pour s'accoupler avec la murène, qu'elle appelle en sifflant.
En Poitou, la sole a pour origine le petit crustacé qui vit en
parasite sur la carapace de la crevette.
En Haute-Bretagne, les œufs de squale, appelés diables à cause
des espèces de cornes qui les terminent, passent pour être la gamme,
c'est-à-dire l'écume de la bouche du diable en colère.
Suivant une opinion courante au Moyen Age, le hareng ne se nourrissait
que d'eau.
On dit en Haute-Bretagne que la figure de la raie ressemble à celle du bon Dieu, et que dans sa tête se trouve une sainte Vierge avec des anges; à Paris, on voit la Vierge et l'Enfant Jésus dans la tête du merlan.
Les morues
salées se présentent sous l'aspect d'un triangle très large et peu épais,
et nombre de personnes pensent qu'elles sont plates comme des limandes;
les paysans du Loiret croient qu'elles ont une tête d'homme : c'est pour
cela qu'on ne vend jamais cette tête.
Les arêtes et la
colonne vertébrale de l'orfie sont d'un vert très prononcé.
Beaucoup de gens ne veulent pas manger de ce poisson, sous prétexte qu'il s'est
imprégné de vert-de-gris au contact des navires, en piquant son bec dans leur
doublage en cuivre.
Les pêcheurs de la Manche prétendent que la dorade change sept fois de couleur avant de mourir.
Les pêcheurs
connaissent, outre le roi fantastique des poissons, certaines espèces
auxquelles ils attribuent une sorte de royauté. Suivant ceux de la Manche,
celles qui en sont investies ne l'ont pas toujours eue. Au temps jadis, le dieu
des eaux, voulant visiter son domaine, prit pour le conduire la vive qui
était alors le roi des poissons; mais celui-ci jaloux de son maître, forma le
projet de le perdre et le mena dans un endroit où il y avait beaucoup de
requins; comme ils s'approchaient du dieu pour le dévorer, celui-ci les
foudroya; puis il maudit le traître guigri, et lui dit que son arête serait
désormais remplie d'un venin dangereux, qui le rendrait odieux aux autres
poissons et aux hommes.
Actuellement le rouget passe sur les côtes de la Manche pour être le roi
des poissons et se faire obéir d'eux.
Les pêcheurs
disent qu'il existe entre les différentes espèces des amitiés ou des inimitiés
pour ainsi dire héréditaires.
La vive et le rouget se haïssent depuis que celui-ci l'a
remplacée comme roi des poissons.
D'après Valmont de Bomare, la langouste est l'ennemie du congre; en
Haute-Bretagne, celui-ci est l'ami du homard, qu'il mange
cependant quand il est mou.
Les pêcheurs d'Antibes croient que les espadons ont des
sentiments d'amitié pour les thons, et qu'ils cherchent à les délivrer
des filets où ils sont pris.
Les poissons servent à la prédiction du temps : en Haute-Bretagne, quand le Roué de mer bat de la queue sur l'eau, dans le Finistère quand les gros poissons se promènent à la surface, c'est un présage de vent.
Les phénomènes électriques
sont en relation avec quelques espèces.
Du Bartas appelle l'alose le Craint-foudre Coulac, et son commentateur
ajoute « qu'il cherche l'eau douce au printemps et en esté, mais que s'il
oit le tonnerre il se retire vers la mer. »
D'autres ont écrit que les aloses redoutaient ce bruit et s'enfonçaient dans
les profondeurs de la vase dès qu'elles l'entendaient; mais des sons modérés
leur étaient très agréables en certaines circonstances, et que des pêcheurs
mettent à profit cette disposition, les attiraient quelquefois en attachant à
leurs filets des arcs de bois garnis de clochettes.
Les pêcheurs ne
semblent pas convaincus de la réalité du proverbe :
« Muet comme un poisson. »
Ils racontent même que certains avaient autrefois le don de la parole;
le congre l'a perdue depuis que le homard, qu'il voulait manger,
lui a coupé la langue avec ses pinces.
Les gens du littoral interprètent à leur manière, assez rarement il est vrai,
les sons que quelques poissons font entendre en mer, ou lorsqu'il sont pris.
C'est ainsi que le grondin répète en grognant : « Ma femme est grosse !
», (le nom de grondin vient de son grognement.) que le maquereau bâtard
se plaint et qu'il engage, par des rimes pleines de promesses, le pêcheur à le
laisser s'en aller.
Aux environs de Saint-Brieuc,
des marins croient que les poissons parlent le jour de Pâques; il y en a même
qui affirment les avoir entendus, et qui assurent, qu'au lever du soleil et
lorsqu'il disparaît sous les flots, ils lui adressent une prière.
On dit aussi, dans la même région, que la mer fait constamment entendre une plainte;
elle pleure les enfants que les pêcheurs lui ont pris; suivant quelques-uns, ce
bruit est produit par les poissons qui, à travers les vagues, sanglotent à
cause de la mort de leurs frères.
Les pêcheurs
croient aussi que les poissons peuvent les comprendre, et c'est pour cela
qu'ils leur adressent des formulettes comme celle-ci :
Maquereaux, approchez de mon bateau,
J'ai pour vous dans mon seau,
Du chevrun et du manceau (appâts),
Que je vais vous jeter dans l'eau.
D'autres les menacent,
s'ils ne se laissent pas prendre, des plus durs traitements :
Ripon,
Mords sur l'hameçon,
Ou tu auras du bâton.
Parfois aussi ils
les conjurent :
Raie, quitte nos hameçons,
Va t'en chez les aut' qui t'en remercieront,
Les pêcheurs t'y prendront,
Au lieu de t'couper l'nez comm' nous l'faisons,
Ils te mettront dans leurs bateau
Et ne te rejetterons point à l'eau;
Cette formulette
fait allusion à la coutume des Terre-Neuviens qui coupent le nez des raies
et les rejettent ensuite à la mer.
Les pêcheurs mutilent d'autres poissons. Sur la côte du Boulonnais, les trigles
et les grondins sont torturés par les mousses, qui leur piquent des bouchons
sur la première dorsale : jetés à l'eau, ils s'efforcent de descendre au fond
sans pouvoir y réussir. Les pêcheurs de la Gironde coupent le bout du
nez aux esturgeons trop petits, pour les reconnaître s'ils se laissent
prendre une seconde fois.
Les poissons de
mer semblent avoir été rarement employés comme talismans;
ils ne servent guère qu'à des consultations.
Cependant, les pêcheurs de la Haute-Bretagne conservent assez souvent
dans leur poche des os de vérité; ce sont deux arêtes que la morue
a près des ouïes et qui ressemblent à des lames courbées.
Ils les appellent esprits de morue et parfois il les interrogent : pour
cela, ils jettent en l'air l'os de vérité, sans le regarder, et il ne faut pas
qu'avant de retomber, il touche la moindre chose. Celui qui le consulte dit en
même temps l'objet de sa demande; si l'os tombe, les deux extrémités recourbées
vers la terre, il répond non; pour que la réponse soit favorable, elles doivent
être en l'air et le milieu doit toucher la terre [1] .
En Normandie, on jette la laite de hareng au plafond; si elle s'y attache, on aura un habit neuf à Pâques; c'est aussi un moyen de savoir si on réussira dans ses affaires.
A Paris, on consultait aussi le hareng : vers 1858, les chiffonniers qui déjeunaient sur le pouce dans un cabaret de la rue Clopin n'oubliaient pas, quand leur poisson de mer favori était tout frais, de jeter en l'air certaine petite membrane, luisante comme l'argent, qu'ils appelaient l'âme du hareng. Si le boyau restait collé au plafond, cela portait bonheur à l'homme ou à la femme qui l'avait lancé.
En Wallonie, des jeunes filles, pour voir en rêve leur futur mari, mangent entièrement un hareng cru et non nettoyé.
Les poissons dangereux
pour ceux qui les capturent sont assez rares sur nos côtes, et leur folklore ne
semble guère avoir préoccupé les pêcheurs.
La torpille dont les propriétés électriques redoutables causent chaque
année des accidents paraît être l'objet de peu de croyance et l'on a oublié le
procédé curatif de sa blessure, usité au 16ème siècle, et qui était fondé sur
l'idée, si souvent constatée, de la transmission du mal à un objet inanimé :
« Si quelqu'un a esté blessé de la Tareronde, l'on prend sa queuë que l'on
applique à un chesne, lequel seche et meurt et le patient guérit. »
A la même époque, la torpille était appelée à Marseille « domillouse »
parce qu'elle endormait les membres de celui qui la touchait.
Le seul poisson
que les pêcheurs semblent vraiment redouter est d'ordinaire assez petit : c'est
la vive (Trachinus vipera, Cuvier), qui se nommait vivre en
ancien français, parce que son venin passait pour être aussi dangereux que
celui de la vipère, et que l'on appelle aussi araignée dans le Midi pour
la même raison.
Les pêcheurs de la Manche disent que sa blessure fait souffrir d'une marée
à l'autre, croyance signalée par Lacépède comme courante parmi ceux de l'Océan,
et que si le poisson est très gros on risque de s'en ressentir toute sa vie.
Ordinairement on peut se soulager en le tuant et en écrasant son fiel ou ses tripes
sur l'endroit dolent; au 16ème siècle, on piquait à plusieurs reprises la
blessure avec le dard qui l'avait faite.
Le rôle des
poissons d'eau de mer dans la médecine populaire est moins considérable
que celui des poissons d'eau douce.
En Picardie, pour guérir une inflammation intestinale appelée carreau,
on laisse pourrir un poisson de mer sur le ventre de l'enfant.
Au 17ème siècle, pour la fièvre quarte, on appliquait sur l'épine du dos un hareng
blanc fendu par le milieu, la tête en bas, la queue en haut.
Dans la Somme, on guérit les entorses et les foulures du poignet en
entourant celui-ci ou la cheville d'un hareng coupé en deux, que l'on doit
laisser, sans y toucher, jusqu'à guérison.
Notes :
[1]
Pour prédire le résultat d’une pêche, les pêcheurs, sur les
bancs de Terre-Neuve, portaient sur eux deux arêtes en forme de lames
recourbées, prélevées près des ouïes d’une morue. On les lançait comme des dès
de 4-21 avant de partir relever les lignes. Si elles retombaient pointes en
l’air les prises seraient bonnes. Sinon…
(Source
: Marins au temps de la voile de Jeff Falmor – Ed. Le Télégramme)