L’armement Lemoine et les graviers

Cet article nous a été suggéré à la suite de la parution en 2017 du livre de Alain Leclair « Les goélettes de Saint-Pierre » aux éditions Yellow Concept de Saint-Suliac.

L’auteur y relate la vie de Jean Marie Robert (1841-1921), le trisaieul de son épouse, qui avait été un jeune gravier de l’armement Lemoine ; il décrit la situation difficile de tous ces jeunes futurs marins chargés d'étaler et de faire sécher la morue sur les graves, les terrains caillouteux du rivage de Saint-Pierre, de l’île aux clients ou encore du French Shore …

 

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Les Goélettes de Saint-Pierre : Extrait. Les graves :

 

Je passai toute la saison de pêche à travailler sur les graves. Les graves, j’en avais bien sûr entendu parler, à Cancale, par l’oncle Henry.

“ Quand les cales sont pleines ou que la boëtte vient à manquer, on rentre à Saint-Pierre, ousque le poisson est déchargé pour être mis à sécher sur les plages de galets qu’ils appellent les graves ”.

J’avais donc tout naturellement imaginé qu’il s’agissait d’un espace naturel, en bordure immédiate de la mer. En fait s’il s’agit bien de galets, ils sont disposés par l’homme, un à un, sur des terrains en pente douce exposés au soleil, en laissant soigneusement un espace entre chaque. De cette manière l’air peut circuler entre les cailloux, donc en-dessous des poissons lorsque ceux-ci y sont étendus.

L’armement Lemoine avait à cette époque une concession pour des graves à l’île aux Chiens. Après la revue de détail sur le quai de Saint-Pierre, on réembarqua pour y rejoindre leurs installations. Elles étaient donc situées sur cette langue de terre assez basse qui sert de brise-lames naturel, protégeant la rade et le port de Saint-Pierre. Celui-ci, le Barachois, est une anse délimitée du côté du large par une ligne reliant l’île aux Moules et la pointe aux Canons, offrant un abri très sûr, au bord de laquelle s’est édifiée la ville de Saint-Pierre.

À l’image de l’animation qui régnait sur les quais, la rade était littéralement pleine de navires au mouillage, ou manœuvrant sous les ordres du pilote. Cette flotte me rappela par le nombre de bateaux celle que l’on rassemble à Cancale pour la caravane.

L’Île aux Chiens comptait à cette époque moins de cinq cents habitants, auxquels s’ajoutaient cent à cent cinquante graviers pendant la saison de la pêche. Peu accidentée, avec ses terrains en pente douce exposés aux vents, et recevant les rayons du soleil plus longtemps que le littoral de Saint-Pierre (du moins du côté de la ville, abrité du soleil couchant par la “ montagne”), c’est un endroit idéal pour exposer le poisson.

Aussi avant que n’augmente le nombre de petits pêcheurs installés à l’année, y trouvait-on les installations de sècherie de maisons d’armement métropolitains, tels les d’Aigremont, et bien sûr les Lemoine.

La traversée de la rade en chaloupe prit environ une demi-heure. À peine débarqués sur l’île et nos coffres déposés dans un baraquement à l’extrémité des graves, un homme à l’air renfrogné nous aligna

à l’extérieur :

-J’suis vot’ maître de grave et vous m’devez obéissance ! dit-il en guise de présentation, puis il nous harangua sans ménagement en promettant les pires sévices “aux tire-au-cul et aux fainéants”, et c’était parti pour sept mois de travail.

La première tâche qui nous attendait, mes collègues graviers et moi, était de remettre en état ce champ de galets, d’en faire disparaître toute trace de l’hiver et de désherber car la végétation reprend vite ses droits dès que reparaît le soleil printanier.

La tâche principale, le séchage du poisson, se déroulait sur plusieurs semaines, en un certain nombre d’opérations que l’on appelait “soleils”.

Le premier jour, la morue débarquée des bateaux était lavée, puis les poissons étendus sur la grave, la peau en-dessous. (“premier soleil”). Le lendemain, même chose jusqu’à mi-journée, puis on les groupait trois par trois (“deuxième soleil”). Le troisième jour, ces groupes de trois étaient à nouveau mis à sécher, jusqu’au soir, et on en faisait des tas de huit (“troisième soleil”) . Même opération les quatrième et cinquième jours, à l’issue desquels on formait des tas plus gros, puis après le sixième jour, les morues étaient groupées en piles d’environ cinquante quintaux et on les laissait ainsi une bonne dizaine de jours sans y retoucher. Le « septième soleil” consistait à étendre à nouveau les poissons sur la grave pendant une journée puis à reconstituer les piles en disposant en- dessous les poissons les plus secs. On refaisait ensuite la même chose tous les quinze jours environ, jusqu’au “dixième soleil”. Bien sûr, les graves n’étaient pas inoccupées pendant le temps où le poisson était en pile, mais recevaient la cargaison du bateau suivant, et ce travail se répétait inlassablement jusque fin octobre, sous les coups de gueule du maître de grave.

Ces gens étaient plus ou moins brutaux, mais tous semblaient avoir pour unique rôle la surveillance des travailleurs, à la manière des gardes-chiourme.

Le “nôtre” hurlait, menaçait, mais il expliquait pourquoi, il disait ce qu’il voulait que l’on fasse, et c’était déjà bien, par rapport à certaines brutes tristement connues qui cognaient d’abord et s’expliquaient ensuite.

On travaillait du lever au coucher du soleil, six jours sur sept, sauf urgence… L’urgence c’était quand il fallait protéger la morue lorsqu’arrivait la pluie, ou au contraire un trop grand soleil. Dans le premier cas, laisser le poisson exposé à l’averse aurait obligé à reprendre les opérations de séchage depuis le début, tandis que le second en aurait brûlé les chairs et provoqué sa perte.

Seuls temps “libres”, les périodes où la pluie s’établissait pour plusieurs jours, et où il était donc impératif de garder la morue à l’abri des intempéries, et le dimanche, pour la messe.

C’était avant la construction de l’église et la création de la paroisse de l’Île aux Chiens. La messe était dite par le curé de Saint-Pierre qui venait, “si le temps le permettait”, le dimanche, célébrer l’office dominical dans la chapelle Notre-Dame des Victoires, située à la Pointe Leconte, chez un armateur de Granville. »

 

Ce texte nous interpelle évidemment ; l’histoire telle qu’on peut la lire aujourd’hui provient de celle réelle d’un marin, vécue dans les années 1855, contée par sa petite-fille verbalement à sa propre petite-fille, puis suite à un voyage à Saint-Pierre, réécrite par le mari de cette dernière.

« L’ écho des caps », hebdomadaire de la ville de Saint-Pierre qui fait état de ce livre, précise que celui-ci « présente donc de façon romancée la vie de ce personnage ». Ouest-France parle de la biographie romancée d’un terre-neuvas.

Alors, tradition orale au deuxième degré, sans doute approximative, et puis écriture sans doute romancée … Quels éléments doit-on retenir de tout cela … L’armement Lemoine qui est passablement mis en cause dans cet ouvrage a besoin de connaître la vérité.

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Alain Leclerc, l’auteur du livre, qui a réalisé toute une enquête dans sa belle-famille et puis sur place, à Saint-Pierre, aurait pu aussi bien nous contacter pour tenter d’en savoir un peu plus : L’armement Lemoine est en ligne sur internet depuis longtemps – bien avant 2012 ; l’établissement Lemoine à Saint-Pierre – île aux chiens – a déjà été décrit dans un article de notre bulletin généalogique familial numéro 5 page 82 ; puis dans un autre article intitulé « Recherches Scientifiques à Terre Neuve » en ligne sur internet depuis décembre 2017, à paraître prochainement dans les Annales du Patrimoine de Fécamp ; enfin la vente de l’établissement pour en faire une école – dans le bulletin numéro 7 page 75 – L’armateur de Granville, propriétaire de la chapelle située à la pointe Leconte était d’Aigremont – nous lui avons consacré un article dans le bulletin numéro 10 page 91 – Le gérant qui parait-il était dur avec les graviers s’appelait alors Duchesne, il sera remplacé par Gloanec ; nous avons déjà quelques éléments sur eux …

En vérité, l’établissement Lemoine était tout récemment installé, puisque les premières concessions sur l’île aux Chiens remontent à notre connaissance à 1854 puis 1858, alors que l’histoire racontée dans le livre se situerait vers 1855 .

 

Concernant le tempérament réputé acariâtre du gérant, à vrai dire nous n’avons pas d’élément, mais à peine moins que M. Alain Leclerc qui d’une façon semble-t-il romanesque, relate des faits de tradition orale sur quatre générations. Il faut bien évidemment dénoncer de telles pratiques sur les graviers, et puis sur les novices ou les mousses, les aide-cuisiniers ou les avants de doris qui furent parfois des souffre-douleurs et durent endurer la maltraitance des adultes, qu’ils soient marins ou capitaines …

Un milieu exclusivement masculin pouvait être parfois dur en soi, mais l’alcool avait été sans aucun doute le principal responsable des situations excessives ; certaines personnes ont réussi à parler et puis à dénoncer certains faits, par exemple le journaliste Léon Berthaut (1864-1946), auteur de « Fantôme de Terre-Neuve », et puis le père Yvon (1888-1955), aumônier des Œuvres de Mer ; il y eut parfois des cas graves, extrêmes, avec des décisions de justice, des condamnations ; mais comment aujourd’hui en reparler ; pourquoi donc dénoncer un homme particulier, un gérant appelé ici maître de grave, et puis un armement particulier, pourquoi montrer du doigt dans une publication grand public l’armement Lemoine tout spécialement à ce sujet. Il n’est pas possible de nier, mais il n’est à peine plus, possible d’affirmer ; alors, dans ce contexte, restons s’il vous plait dans les généralités, surtout pas le silence mais seulement les généralités ; certains diraient que les faits sont prescrits et que dénoncer encore et à nouveau en nommant quelqu’un tournerait à la calomnie …

Malgré cela, continuons à parler de la pêche à Terre Neuve, du séchage de la morue, de Saint-Pierre et de son île aux chiens, désormais île aux marins, de cette grande aventure humaine, qui s’inscrivit dans notre histoire pendant cinq siècles, continuons à en dénoncer parfois les excès, non pas pour condamner l’histoire mais pour en tirer des leçons, les fameuses « leçons de l’histoire » … et tenter ainsi de devenir plus vertueux ! ...

Un grand merci à M. Leclair de nous avoir fourni tout cela.

                                                                                                          Yves Duboys Fresney