Jean Julien BODINIER (1747-1819)
Le 5 janvier 1747, naît à Saint-Malo Jean Julien, fils de Toussaint Bodinier, armateur à Saint-Malo, et de Ollive Le Maire. Son père était originaire d’Anetz, dans le diocèse de Nantes. Venu à Saint-Malo sans doute pour des raisons de négoce, il épouse le 22 février 1740 en l’église du Calvaire de Saint-Servan, Ollive Le Maire demoiselle de la Roulais, fille de Guy Le Maire sieur du Rosais et de Nicolle Du Verger, originaires de Saint-Servan.
Jean Julien est le 4ème enfant d’une famille de 9 qui devait comprendre successivement :
- Toussaint né à Saint-Malo le 16 janvier 1741
- Olive Nicole née à Saint-Malo le 10 décembre 1742
- Marthe née à Saint-Malo le 28 novembre 1744
- Jean-Julien
- André né à Saint-Servan le 5 septembre 1749
- Pierre Olivier né à Saint-Servan le 5 septembre 1749
- Guy Victor né à Saint-Malo le 22 novembre 1752
- Céleste née à Saint-Malo en 1754
- Et Anne Marie
En 1775, c'est-à-dire à l’âge de 28 ans, Jean-Julien fait ses débuts dans le commerce maritime en s’associant avec l’armateur malouin Guillemaut-Dudemaine. Trois ans plus tard, il reprend l’activité commerciale de son père décédé, en s’associant avec son beau-frère Etienne Huard, avocat au Parlement de Bretagne, qui pour cette occasion abandonne le Barreau ; installés dans le quartier de la Poissonnerie, ils versèrent tous deux annuellement 21 livres d’impôts.
Notons ici que le frère aîné, Toussaint Bodinier est lui aussi armateur et associé avec un autre beau-frère François Rouault de Coligny ; il s’installa dans le quartier de la Croix du Fief en y payant 15 livres d’impôts annuels.
Outre le commerce maritime, Jean-Julien fût l’un des derniers à armer des navires pour « la course » ; en 1793, il arme avec Guillemaut et Perrée le Duguay-Trouin ; toujours avec Guillemaut, il est armateur du navire Le Hardy de 20 tonneaux et 35 hommes avec pour capitaine J-P Le Valton ; ce navire sera en fait désarmé sans avoir fait de prise.
Nommé un peu plus tard receveur général des droits de navigation dans l’ensemble des deux ports du Havre et de Saint-Malo, Bodinier cesse de figurer dans la dénomination sociale du groupement.
Celui-ci va ensuite s’éclipser de plus en plus du commerce maritime pour se consacrer aux nombreuses tâches de rénovations consécutives à la Révolution Française de 1789. Pendant très longtemps, il représentera le département de l’Ille et Vilaine dans les différentes assemblées révolutionnaires et il participera au travail de refonte de la législation, devenue nécessaire par suite des aspirations du peuple et de la sclérose des institutions monarchiques.
Tout d’abord, Bodinier est député des armateurs à l’assemblée de Saint-Malo, réunie le 1er avril 1789 pour la rédaction du cahier de doléances de cette ville. Le 8 avril suivant, il est chargé de la rédaction du cahier, dont il sera signataire, au 9ème bureau et au bureau général de Saint-Malo.
Ensuite, il est nommé député de la ville à la Sénéchaussée de Rennes puis par cette Sénéchaussée 2ème député suppléant du Tiers aux Etats Généraux.
Il se rend alors en début de session (mai 1789) à Versailles où son adresse est au 31 de l’avenue de Saint-Cloud ; il s’y trouvait encore au mois d’octobre suivant et cela sans avoir pu siéger car il n’était que suppléant, quant son beau-frère, Etienne Huard, associé avec lui à Saint-Malo et député titulaire aux Etats Généraux, est tué en duel. Jean Julien écrit alors au bureau de la correspondance de Rennes, organe de tutelle des députés bretons, la lettre suivante : « Messieurs, je vous fais part avec douleur de la mots de M. Huard, de Saint-Malo, mon beau-frère, l’un des députés de votre sénéchaussée à l’Assemblée Nationale. Il va être remplacé par M. Varin de votre ville, premier adjoint.
« Mme Huard, ma sœur, a deux enfants : il y a dans cette maison des affaires très étendues, de commerce et d’autres, que cet évènement mettra dans la nécessité de régler. Ma famille aura probablement besoin de mon aide, à cet effet, et je crois qu’elle m’engagera à retourner à Saint-Malo. Je vous prie donc, Messieurs, de vouloir bien m’accorder votre agrément, pour que je puisse me rendre aux désirs de ma famille, si elle me demande.
« S’il arrivait que comme suppléant, mon retour près l’Assemblée Nationale devînt par la suite nécessaire, je m’y rendrais aussitôt.
« J’ai l’honneur …
« Versailles, le 21 octobre 1789. »
Nous n’avons pas eu connaissance du sort qui fût donné à cette lettre, mais celle-ci nous permet de dénoter l’étroitesse de la tutelle des représentants bretons à Paris.
Bodinier est, par la suite, signataire de « l’adresse au peuple breton des villes et des campagnes, de la part de leurs députés à l’Assemblée Nationale ». Dans ce réquisitoire, on peut lire notamment les phrases suivantes : « Ils (les ennemis de l’Assemblée) vous trompent lorsqu’ils accusent l’Assemblée de la lenteur de ses opérations… Ils vous trompent lorsqu’ils accusent l’Assemblée d’indifférence sur le sort de la classe la plus malheureuse des citoyens … Ils vous trompent quand ils disent que le consentement du Roi aux décrets de l’Assemblée Nationale n’est pas libre…Ils vous trompent lorsqu’ils rejettent sur les représentants de la Nation la cause de la disette qui frappe plusieurs provinces… Ils vous trompent lorsque, pour alarmer vos consciences, ils vous insinuent que les décrets de l’Assemblée Nationale préparent la chute de la religion… ; elle n’en sera plus révérée et ses ministres n’en deviendront que plus respectables… »
Nous ne pouvons que croire à la sincérité de ces propos mais aussi à l’illusion dans laquelle sont tombés les députés signataires face au pouvoir central naissant.
En septembre 1791, Bodinier est élu député suppléant du département de l’Ille et Vilaine à l’Assemblée Législative, mais il ne siège pas davantage. Le personnel de cette assemblée est en principe entièrement nouveau, car l’assemblée précédente, la Constituante, avait frappé de non rééligibilité tous ses membres : une exception cependant est faite pour les députés et suppléants n’ayant pas siégé ; 35 de ceux-ci devaient profiter de cette mesure et ce fût le cas de Bodinier.
Plus tard, en 1792, il ne reçoit pas de mandat pour siéger à la Convention.
En juin 1793, il est l’un des premiers à fomenter dans sa région le mouvement de résistance à la Montagne et organise l’un des bataillons de l’armée fédérale du Calvados ; après la débandade de Vernon, il est obligé de se cacher ; en novembre 1793, on le retrouve et il est jeté en prison par le farouche proconsul Le Carpentier. Après huit mois de détention, un ordre du Comité de Sûreté Générale daté du 4 thermidor demande son transfert à Paris. C’est le prélude assuré de l’échafaud ; Bodinier et ses compagnons ne faiblissent pas pendant ce transfert lugubre vers la capitale ; on raconte même que Mme Harrington faisant partie de la même charrette dût être arrachée des bras de sa fille, Mme Le Fer ; l’opération est si précipitée que Mme Harrington a à peine le temps de se vêtir ; comme sa fille lui tend au dernier moment un lambeau d’étoffe, la suppliant de se couvrir la tête, celle-ci réplique : « A quoi bon puisqu’on va me la couper ! » (anecdote rapportée par M. Chevremont).
Le 9 thermidor sauve Bodinier et ses compagnons de route ; celui-ci recouvre rapidement la liberté et il peut reprendre ses activités politiques et législatives dans les assemblées.
Le 25 vendémiaire an IV, il est élu député de l’Ille et Vilaine au Conseil des Cinq-Cents ; il peut siéger cette fois en tant que titulaire, dans cette assemblée, malgré les efforts du parti jacobin pour l’en faire exclure ; le prétexte invoqué par Lecomte-Puyraveau est que Bodinier a un frère, André, porté sur la liste des émigrés ; ses collègues d’Ille et Vilaine établissent, pièces en mains, que l’abbé Bodinier, prêtre réfractaire, a été déporté dès les premiers jours de 1792 et qu’il ne peut par conséquent être considéré comme émigré dans le sens légal du mot. Defermon ajoute que c’est aux efforts de Bodinier que la place et le port de Saint-Malo a pu échapper au sort de Toulon et n’être pas livrés aux anglais ou aux chouans. L’élection de Bodinier est finalement validée et celui-ci ne cesse alors jusqu’en 1814, c'est-à-dire pendant près de 20 ans, de représenter son pays dans les diverses assemblées législatives du Directoire, du Consulat et de l’Empire.
Ayant adhéré au coup d’état de brumaire, il entre le 8 pluviôse an VIII au Corps Législatif et voit son mandat renouvelé le 4ème jour complémentaire de l’an XIII.
A l’expiration de cette dernière législature, Jean Julien Bodinier, âgé de 68 ans, se retire à Saint-Servan dans sa propriété de « Bélair » située 172 rue de l’Ille ; c’est là, après 5 années de retraite que, déprimé ou déçu (ou encore par peur de vieillir), il met fin à ses jours, dans la nuit du 16 au 17 octobre 1819 (en se jetant dans le puits au fond du jardin de sa propriété) (comme deux de ses frères auparavant !!).
Esprit fin et délicat, artiste et bibliophile épris de l’antiquité classique, Jean Julien Bodinier était très fervent des grandes idées du 18ème siècle ; celle-ci à la fois violentes et fragiles, à la fois enthousiastes et sceptiques, n’avaient plus de raison d’être dans le siècle naissant où le cours des évènements et les mentalités nouvelles rendaient nécessaires l’engagement dans les conflits politiques et religieux et dans l’action de base ; avec ce contexte nouveau, Jean Julien Bodinier, lui aussi, n’avait plus de raison d’être et, de ce monde, il se retira, définitivement.
Yves Duboys Fresney – 1978 –
Ouvrages consultés :
- Les députés de la Bretagne par Kerviler
- Saint-Malo à la veille de la Révolution par Yves Bazin
- Les derniers corsaires malouins par l’abbé F. Robidou
- Les sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne par Augustin Cochin
- Recueil des documents relatif à la convocation des Etats Généraux de 1789 par A. Brette
- Bulletin de la correspondance des députés de la sénéchaussée de Rennes tome 2 page 313
- Les députés à l’Assemblée Législative de 1791 par A. Kuscinski