La pêche française au Groenland
Présentation du Groenland
Le Groenland [1] est un territoire autonome rattaché au Danemark ; bien qu'étant un département danois, le Groenland bénéficie d'une large autonomie politique depuis 1978. Ses habitants ont choisi, au cours d'un référendum en 1982 (entré en vigueur le 1er février 1985), de ne plus faire partie de la Communauté européenne et de la CECA auxquelles leur territoire appartenait depuis le 1er janvier 1973 ; un référendum en faveur de l’indépendance a été approuvé à 75,5% le 26 novembre 2008.
Cette île triangulaire pointe en bas de 2 millions et demi de kilomètres carrés ou quatre fois la France, la deuxième île en surface après l’Australie, est couverte en presque totalité par la calotte glaciaire sauf en été sur la lisière maritime sud. Il s’agit en fait de deux grandes chaînes de montagnes, côtières, tombant en abrupte dans la mer, avec un intervalle fait de neiges et de glaces appelé l’Islandsis, formant un plateau, une sorte de glacier d’un seul tenant. La population compte actuellement 58 000 habitants dont 50 000 inuits, soit la moitié de la population totale inuit et 8 000 danois.
La capitale du Groenland est Nuuk (ou Godthåb en danois). La ville compte 15 000 habitants et sa population est essentiellement composée de Groenlandais (80 %) et de Danois (14,5 %) ; la seconde ville est Sisimiut ou Holsteinborg avec 5 500 habitants. La troisième ville est Ilulissat avec 4 500 habitants est inscrite avec la baie de Disko au patrimoine mondial de l’UNESCO. La côte ouest du pays est la plus peuplée, car la pêche y est plus facile.
Le sommet de l’île est à 3 733 mètres. Un mont porte le nom de Paul-Émile Victor (1907-1995), explorateur et ethnologue français. Deux autres Français ont contribué à la connaissance de ce pays : Jean-Baptiste Charcot (1867-1936) et Jean Malaurie (1922) ; nous voudrions également citer les travaux dans cette région des missionnaires Oblats comme le R.P. Pierre Duchaussois (1878-1940) et le R.P. Guy Mary-Rousselière (1913-1994).
Il faut également indiquer le passage de Dumont d’Urville (1790-1842) vers 1838-1840 qui y laissa quelques noms français lors de l’expédition du duc d’Orléans sur « l’Astrolabe » et « la Zélée » : Ile de France, terre Louis Philippe, terre de Joinville, Paris, Alençon, Aumale etc…
L’occupation humaine
- Les dorsets et les inuits occupent épisodiquement mais depuis toujours ces vastes territoires.
- Les vikings norvégiens arrivent dans cette région au 9ème siècle, colonisé par les islandais sur la côte occidentale, puis envahi par les esquimaux, exploré par Davis et Hudson au 16ème siècle, à nouveau exploré au 19ème par Nordenskiold en 1883 et Nansen en 1888.
Au cours des siècles durant lesquels Inuits et Vikings se partagèrent le Groenland, les relations entre les deux peuples ne furent pas très cordiales, du moins si l'on se fie aux annales vikings qui n'en font référence que deux ou trois fois brièvement, et de façon peu flatteuse. Il ne dut y avoir que peu de relations commerciales entre Inuits et Vikings, sauf peut-être pour l'ivoire de morse que les Inuits chassaient avec succès et que les Scandinaves recherchaient. Tributaires des préceptes de l'Église, les Vikings ne devaient ressentir que du mépris pour ces «païens», comme d'ailleurs chez la plupart des Européens du Moyen Âge. Mais les archéologues n'ont jamais trouvé dans les colonies vikings du Groenland de trace de massacre ou de destruction de fermes ou d'occupation de terres par les Inuits. On peut être surpris aujourd'hui de constater que les Vikings n'aient jamais rien appris des techniques de chasse et de pêche des Inuits. On sait que les explorateurs et autres colons européens qui ont survécu dans l'Arctique furent ceux qui adoptèrent les coutumes des Inuits. En somme, les Norvégiens du Groenland ont préféré mourir plutôt que de vivre comme des Inuits.
- Les danois
Le commencement de l'autorité danoise moderne au Groenland date d'une mission à Godthåb (l'actuelle Nuuk) en 1721, menée par un missionnaire norvégien, Hans Egede. Les Danois entreprirent alors d'explorer la côte occidentale et de coloniser le Groenland. La souveraineté danoise sur l'île, reconnue dès la fin du XVIIe siècle par les Provinces-Unies et la Russie, fut confirmée par la paix de Kiel en 1814. Au XIXe siècle, le Groenland fut exploré et cartographié par de nombreux explorateurs et navigateurs, dont Robert E. Peary, qui mena plusieurs expéditions, de 1892 à 1909, sur la côte nord-ouest
En 1910, Knud Rasmussen fonda Thulé et explora le nord du Groenland (1910-1924). De 1930 à 1931, des expéditions britanniques, américaines et allemandes effectuèrent des observations météorologiques au nord du cercle arctique. Par la suite, les Français Paul-Émile Victor (en 1948-1951) et Jean Malaurie (à partir de 1951) menèrent de nombreuses études scientifiques et surtout ethnologiques.
En mai 1921, le Danemark décréta que toute l'île était désormais un territoire danois, ce qui créa un contentieux avec la Norvège à propos des droits de chasse et de pêche. Le différent fut porté devant la Cour internationale de justice de La Haye, qui confirma en 1933 les droits du Danemark sur le Groenland.
Aujourd’hui, comme nous l'avons vu plus haut, le Groenland est sur la voie de l’indépendance.
L’occupation aquatique
Jadis réservé à la pêche à la baleine et à la chasse aux phoques, les abords de l’île recèle aussi de flétans et de morues ; chaque espèce prend ici des particularités, nous avons alors:
- la baleine franche du Groenland, un grand mammifère décrit dans le livre de Jean Malaurie « l’allée des baleines ».
- le phoque du Groenland, un rival de la morue : sa population est estimée à 5,2 millions d’individus plus 470 000 phoques à capuchon ; le total autorisé des captures annuelles de phoques du Groenland demeure à 100 000 environ et des phoques à capuchon à 10 000 animaux.
- le flétan noir ou du Groenland est aussi appelé turbot; il vit dans les profondeurs; la morue se trouvait à 20 ou 30 brasses de profondeur, le flétan à 60 ou 70 brasses.
- la morue ici au Groenland est plus grosse qu'ailleurs; elle pèse en moyenne de 5 à 6 kilos toute vidée, elle peut avoir une longueur de 80 cm ; celle du détroit de Davis pèse en moyenne 9 à 10 kilos ; sa chaire serait plus ferme et dure, blanchâtre et floconneuse avec des teintes jaunâtres ; rien à voir donc avec la morue de Terre-Neuve ou la morue atlantique; on la rencontre le long des côtes est et ouest du Groenland. Du côté canadien du détroit Davis, les stocks de morue ne s'étendent pas aussi au nord qu'à l'ouest du Groenland. La limite nord de l'espèce se trouve au large de la baie Frobisher et s'étend jusque dans la baie d'Ungava; l’ogac est aussi appelé morue du Groenland ou des roches ou de roche; c'est un poisson très proche de la morue, vivant dans les eaux côtières et les fjords du Groenland occidental et de la terre de Baffin; de couleur généralement sombre allant du brun à l'argenté; on parle aussi de la morue polaire, la morue charbonnière…
- citons également le saumon dont le saumon dibermarin, le sébaste et les crevettes…
Le phoque et la morue : rivalité animale ou rivalité humaine ?
Il ne nous parait pas possible de parler du Groenland sans évoquer cette question.
A vrai dire, il n’est pas dans notre intention de tenter ici une synthèse quelconque sur le sujet ou de proposer des conclusions dites objectives ; nous souhaitons seulement en poser les principales données ; sachant qu’un français n’a rien a ajouter de particulier aux thèses en présence si ce n’est que Brigitte Bardot s’est engagée en son temps - dès 1977 - dans la défense des bébés phoques ce qui lui a valu une belle inimitié des pêcheurs français et également de ceux canadiens.
Les données du problème :
- la population de la morue malgré la réglementation sévère de la pêche ne se reconstitue pas comme prévu
- la population des phoques du fait d’une protection volontaire est en augmentation
- y a-t-il un lien de cause à effet entre l’augmentation des populations de phoques et le retard dans la reconstitution de celles des morues ?
- il paraîtrait que les phoques mangent 37 000 tonnes de morues chaque année
La thèse des pêcheurs de morues… ou des chasseurs de phoques :
- Les phoques gris et les phoques du Groenland seraient responsables de la mortalité d’environ le tiers des morues du nord du golfe du Saint-Laurent. C’est ce qu’ont révélé les plus récents résultats d’analyses conduites par Alain Fréchet, biologiste à l’Institut Maurice-Lamontagne, de Pêches et Océans Canada. Ce sont 80 millions de morues de petite taille qu’il estime être la proie des phoques, sur une population de 232 millions de morues. Ces révélations viennent appuyer les dires des pêcheurs du golfe qui soutiennent, ainsi que le Conseil pour la conservation des ressources halieutiques, qu’il faut réduire de moitié la taille des populations de phoques dans certains secteurs où il se fait de la pêche à la morue. Les stocks de morue, qui se sont écroulés suite à la surpêche, avaient fait l’objet d’un moratoire de 1994 à 1996, et ils tardent à se rétablir. La chasse aux phoques ne vise pas pour l’instant la réduction de la taille des troupeaux.
La thèse des scientifiques, des écologistes ou des protecteurs des phoques :
- Les groupes environnementaux s’y opposent, arguant que les données scientifiques montrent un réseau trophique complexe et que la réduction du nombre de phoques ne garantirait en rien le rétablissement des stocks de morues. Par exemple, Alain Fréchet, dans une entrevue à Radio-Canada, expliquait que les phoques se nourrissent aussi de harengs, qui sont des prédateurs d’œufs et de larves de morues. Une réduction de la population de phoques entraînerait une augmentation des stocks de harengs, avec un impact possiblement négatif sur les stocks de morues. Le plan de gestion pour la chasse aux phoques dans l’Atlantique et le Saint-Laurent ayant déjà été déposé pour l’année 2000, il faudra attendre pour voir les effets de ces nouvelles informations sur la politique canadienne en matière de chasse aux phoques. [2]
- Le non-rétablissement des stocks s'expliquerait vraisemblablement par un changement définitif de l'écosystème. En quelque sorte, la morue s'est trouvée déclassée. Trop faible, trop peu nombreuse, elle est devenue la proie d'autres espèces qui prospèrent à sa place sans pour autant rendre les mêmes services écologiques. Se sont également développées des pêcheries comme celle de la crevette qui ont profité de la disparition d'un prédateur. La plupart des spécialistes estiment maintenant qu'il est probable que la morue ne retrouvera jamais son niveau antérieur, incapable de se développer dans un environnement qui lui est devenu défavorable alors qu'auparavant elle en était l'élément dominant.
- Il n’existe aucune preuve scientifique selon laquelle l’abattage sélectif des phoques du Groenland produira des avantages mesurables pour n’importe quel de stock de poissons ou pêcherie commerciale ; au moment de l’effondrement des stocks de morues de l’Atlantique au début des années 90, il était répandu de blâmer les phoques pour « avoir mangé tout le poisson ». Aujourd’hui, des scientifiques – et même certains pêcheurs – s’entendent pour dire que les phoques n’ont pas provoqué l’effondrement des stocks de morues. Tout simplement, la cause en a été la surpêche et les manquements dans la gestion des pêches.
- Les phoques font partie d’un écosystème beaucoup plus grand ; les écosystèmes marins sont complexes et nous ne pouvons pas supposer que l’élimination d’une espèce profitera à une autre. Les phoques du Groenland mangent diverses sortes de poissons et d’invertébrés marins, mais un grand nombre d’entre eux n’ont aucune valeur commerciale.
- En fait, dans le cas des phoques, l’élimination de ces derniers pourrait avoir une incidence négative sur le rétablissement des stocks de morues de l’Atlantique étant donné que les phoques mangent aussi les prédateurs de la morue, notamment le calmar. Dans cette situation, une diminution du nombre de phoques du Groenland pourrait entraîner une augmentation du nombre de calmars, ce qui donnerait lieu à une prédation encore plus grande de la morue. De nombreux scientifiques sont maintenant convaincus qu’une diminution de la population de phoques du Groenland pourrait dans les faits causer un préjudice aux pêcheries commerciales.
- L’alimentation du phoque se compose principalement de harengs et de capelans mais également de morues, de crevettes, de crabes ou de homards. S'il est exact que les phoques mangent parfois de la morue il faut reconnaître que leur alimentation principale est constituée de harengs qui sont en fait des concurrents et prédateurs de la morue.
- Le manque de rétablissement des stocks de morue de l'Atlantique est attribuable à de nombreux facteurs, notamment la pêche, mais aussi la mauvaise condition physique des poissons, la faible croissance, des conditions environnementales peu favorables et la faible productivité du stock aux niveaux actuels. [3]
Les glaciers et les icebergs
La dérive des icebergs depuis leur lieu d'origine, sur la côte ouest du Groenland, jusqu'aux côtes de Terre-Neuve est d'environ 1 800 milles marins et dure, en moyenne, de deux à trois ans. Les icebergs se déplacent à l'aide du courant de l'île de Baffin, puis du courant du Labrador, au sud de la baie d'Hudson. Enfin, ils aboutissent dans les Grands Bancs de Terre-Neuve, d'où ils dérivent ensuite, soit vers l'est, au nord du Bonnet Flamand, soit vers le sud, entre le Bonnet Flamand et les Grands Bancs, secteur communément appelé le « couloir d'icebergs ». En règle générale, on définit la limite méridionale de la dérive comme étant la limite septentrionale de la dérive nord-atlantique (le « Gulf Stream »), dont les courants sont plutôt chauds. Il est possible, à l'occasion, que les icebergs traversent ces courants chauds par le biais de remous formés d'eau froide.
Les îles de l'est du Groenland, Devon, d'Ellesmere, Bylot et de Baffin comportent toutes des glaciers très importants qui s'étendent jusqu'à l'eau. Pourquoi la côte ouest du Groenland produit-elle 90 % des icebergs que l'on retrouve dans les eaux canadiennes?
Le vêlage des glaciers du Groenland est si fréquent en raison de la forme physique du Groenland, qui ressemble à un bol. L'île comme telle se situe en dessous du niveau de la mer et est surplombée d'un gigantesque dôme de glace; c'est ce dernier, en fait, qui s'élève au-dessus du niveau de la mer. Ce dôme de glace s'apparente quelque peu à une boule de crème glacée sur un cornet et s'écoule dans l'océan. Le poids du dôme de glace, jumelé à l'érosion par les vagues au niveau de l'eau, provoque la formation de crevasses dans le dôme de glace, ce qui engendre le vêlage et la fracture des glaces.
Le glacier d’Ilulissat est un des plus grands fournisseurs d'icebergs de l'hémisphère nord.
Les bancs de pêche
Les principales aires de pêche se situaient sur la côte ouest du Groenland qui forme une suite de bancs dont l'ensemble s'étend sur plus de 300 miles de longueur et sur 25 miles de largeur, allant de la mer du Labrador jusqu'au détroit de Davis, du cap Farewell à la baie de Disko: Banana Bank, Dana(s) Bank, Fylla(s) Bank, Fiskenæs Bank, Lille-og Store Hellefikers Bank, Frederikshaab Bank and Little Halibut Bank etc.
Il y avait en fait sept hauts fonds principaux reconnus pour la pêche: du sud au nord:
- le banc Frederikshabs
- le banc Fiskaenaes
- le banc Phyllas ou Fyllas long de 45 et large de 20 miles spécialement fréquenté par les cordiers français
- le banc Banane au nord du banc Fyllas
- le petit banc d'Hellefiske (en danois flétan)
- et au nord du cercle polaire le grand banc d'Hellefike.
Il y avait aussi:
- le plateau de Sukkertoppen fréquenté par les voiliers danois,
- le banc Helder et le platier d'Holstenborg qui sont de véritables cimetières de matériels de pêche,
- le store Hellefiske Bank
- le banc Danas
- Little Halibut Bank.
Les types de pêche
Les navires pêchaient essentiellement à la ligne soit à mains soit dérivantes, avec pour appâts des harengs salés en 1ère pêche puis des capelans à partir de juillet.
On y pratiquait aussi et assez souvent la pêche à la faux; il s'agissait d'un faux poisson en plomb armé de deux crocs en forme d'hameçons où viennent se prendre les morues attirées par ce leurre.
Les voiliers avec leurs chaloupes puis les doris réussissaient mieux que les chalutiers ; les chaluts n’étaient pas adaptés aux fonds marins, au moins les chaluts de fonds ; par la suite, il y aura les chaluts pélagiques qui feront les gros prélèvements d'après guerre.
L’eau à morue
On a constaté que la présence de la morue était en étroite relation avec la température de la mer ; celle idéale est entre +1° et +2° ; et donc, on a parlé un moment donné de l’eau à morue, celle où le poisson se retrouvait en grande densité, à faire changer la couleur de l’eau, en piaule (morues traversant les bancs en troupes serrées) en plaine (morues séjournant en troupe sur les hauts fonds) ou monte en l’air (morues approchant de la surface, attirées par les vibrations des bancs de poissons passant au-dessus d'elles).
Suite à des recherches réalisées par l'Office des Pêches, on divise la couverture d'eau en trois tranches: la première dite tranche d'encornet, profonde de 30 mètres, le seconde ou tranche intermédiaire dite tranche à morue, de 40 mètres d'épaisseur, et la troisième, celle du flétan, qui commence après 70 mètres; avec le réchauffement de l'été atteignant son maximum en septembre, avec les courants qui parfois se déplacent, avec la présence ou l'absence d'encornets, harengs, lançons, planctons ou autres appâts dont les morues sont friandes, ces dernières soit disparaissaient complètement de certaines zones soit au contraire s'y retrouvaient à profusion.
Les raisons du changement
Trois raisons essentielles de ce nouvel intérêt porté à cette zone de pêche :
- la diminution des ressources à Terre-Neuve, avec peut-être un premier effet de la surpêche
- La loi islandaise du 21 avril 1922 a interdit le transbordement des poissons pêchés dans ses eaux territoriales, mettant ainsi fin au trafic des chasseurs ; les chasseurs prennent à leur bord, la pêche de deux ou trois navires et font voile pour Bordeaux et rapportent le courrier pour les pêcheurs : gênés par cette mesure, les bateaux français s'orienteront vers d'autres lieux de pêche, en particulier le Groenland.
- De 1900 à 1920, une hausse des températures aurait favorisé la remontée de la morue vers le nord le long des côtes du Labrador et du Groenland. Après 1930, lorsque les températures ont baissé, la morue aurait regagné le sud.
« Les raisons qui nous ont amené à rechercher au Groenland de nouveaux terrains de pêche, malgré l'échec de la tentative de trois chalutiers français en 1925, et avec la quasi-certitude d'y trouver une compensation satisfaisante à la disette de poisson sur le Banc de Terre-Neuve pendant l'été 1927 avait été la première année caractéristique de " faillite » constatée depuis 1922, date des premières recherches océanographiques, de l'Office des Pêches à Terre-Neuve. En comparant les résultats des sondages hydrologiques de nos devanciers avec les nôtres, nous étions arrivés à cette conclusion que 1927 présentait par rapport aux années antérieures une diminution caractéristique de flux polaire et, par contre, une transgression chaude très abondante, avec invasion de l'eau atlantique vraie de plus de 35 sur le Grand Banc. Nous en avions conclu que le vieux dicton traditionnel : " Année froide, année de morue », conforme aux résultats des recherches de M. Le Danois, en 1922 et 1923, était l'interprétation populaire d'un fait d'expérience, et signifiait que l'abondance ou la rareté du poisson était liée intimement à des conditions météorologiques dont le caractère périodiquement froid ou chaud, provoquait par répercussion, abondance ou diminution de l'afflux des eaux continentales à Terre-Neuve. » [4]
Il y a en fait deux attitudes possibles pour aller pêcher au Groenland :
- soit la pêche se fait volontairement et directement au Groenland ; les départs sont plus tardifs car il faut attendre le retrait des glaces
- soit la pêche à Terre Neuve est mauvaise et donc le capitaine fait la tentative d’une campagne vers le nord vers le Labrador et puis le Groenland ; ce mouvement de recherche du poisson est presque naturel : de toute façon et de tout temps, les bancs de morue souvent au cours de la saison remontaient vers le nord suivis par les navires de pêche
La pêche au Groenland est une réponse partielle à la diminution de la ressource constatée à Terre-Neuve
Fréquentation des morues et captures réalisées sur la côte ouest du Groenland
Le succès de la pêche au Groenland a été variable, avec une pêche réalisée par intermittence, notamment au cours des 17ème et 18ème siècles.
Au 19ème siècle et jusqu'à 1850, la morue y était abondante puis il y eut une certaine raréfaction jusqu'en 1920; après cette date, avec un retour de la morue et une organisation de la pêche dans ce secteur, les captures iront toujours en augmentation; elles se feront sur la côte ouest du Groenland où l'on comptait 5 000 tonnes en 1926 et 100 000 tonnes en 1930; après la seconde guerre mondiale, les captures annuelles seront entre 60 000 tonnes et 115 000 tonnes, puis de 200 000 tonnes en 1950 et autour de 300 000 tonnes entre 1952 et 1961; le montant atteint 380 000 tonnes à 480 000 tonnes entre 1962 et 1968; c'est en 1970 que les captures chutent à 140 000 tonnes pour se maintenir entre 100 000 tonnes et 150 000 tonnes jusque dans les années 1990; aujourd'hui la pêche y est réduite.
On estime aujourd’hui que les prélèvements de morue à Islande et au Groenland étaient de l’ordre de 35 000 tonnes par an au 18ème siècle et de 55 000 tonnes par an au 19ème pour culminer à 520 000 tonnes en 1933.
Chronologie de la pêche française
Dès le 17ème siècle, les basques envoyaient des navires au Groenland essentiellement pour la pêche à la baleine parfois pour la pêche à la morue. La compagnie du Nord (1614-1645 puis 1669 puis 1682-1700) à partir de Bayonne et Bordeaux envoya de nombreux navires dans la région ; la Compagnie fut fondée sous Colbert par lettres patentes en 1614 pour la pêche de la baleine dans la région du Nord, sur les côtes de Nouvelle Zemble et du Groenland ; elle ne put subsister que jusqu’en 1645 ; vu le peu de succès, les Etats Généraux se dissuadèrent de la remplacer et jugèrent préférable de rendre libre à cette date le commerce de la baleine ; à cette époque, les concurrents étaient les hollandais ainsi que les anglais…
Sous Louis XIII, les corsaires de Saint-Malo y brûlent 38 vaisseaux du roi du Danemark et lui enlèvent cette "Isle de fer"; en juillet 1677, ils y prennent ou brûlent une douzaine de baleinières.
Au 18ème siècle et au 19ème siècle, la morue et le flétan y étaient abondants, ce qui attira des navires américains, anglais ou danois mais rarement les français.
Beaucoup plus tard, dans les années 1928-1938, le Groenland entre dans le domaine d’exploitation de la Grande Pêche ; le nom de Groenland est alors souvent associé à Terre-Neuve [5] [6] .
Pour ces années-là, voici quelques éléments recueillis çà et là de nos lectures:
- En 1924, il y eut trois expéditions norvégiennes qui entreprirent la recherche des bancs de poisson le long de la côte ouest, en dehors des eaux territoriales larges à l’époque de trois miles.
- En 1925, 40 bateaux à vapeur norvégiens, 3 chalutiers français, 2 anglais et un schooner danois se rendent sur la côte ouest ; les français venus trop tôt en mai durent renoncer à attendre la morue qui n’apparut que fin juin; cette année là marque le début des expéditions dans cette région du commandant Jean Charcot et de son navire le "Pourquoi-Pas"; pendant les deux premières campagnes, outre quelques scientifiques, il y avait à son bord un jeune peintre de la Marine nommé Marin-Marie [7] .
- En 1926, il y eut deux chalutiers français et quelques goélettes qui ne réussirent pas mieux; les Paimpolais avaient entrepris la pêche au Groenland comme alternative à l´ostracisme de l´Islande : le trois-mâts Bar Avel y fait une excellente campagne avec 2800 morues et 6000 flétans; il y eut aussi le "Goëlo" de Paimpol et le "Manon" de Gravelines; ils pêchèrent comme à Islande, à la ligne à main en dérivant du bord, moins productif donc que les lignes de fonds relevées par les doris.
- En 1927, à la demande de l'Office scientifique et technique des pêches maritimes et du Comité central des armateurs, Lucien Baugé, capitaine de frégate, commandant la Sainte-Jeanne-d’Arc, navire-hôpital de la Société des Œuvres de Mer, explore la côte occidentale du Groenland et met en évidence la très grande richesse du banc Fyllas, au large de Goothaab.
- En
1928, il établit six cartes de pêche, pour Terre-Neuve et le Groenland,
définissant des zones d’eau à morue ; les principales aires de
pêche au chalut sur la côte ouest du Groenland sont une suite de bancs: Banana
Bank, Danas Bank, Fyllas Bank, etc.
- Dès 1929, la Compagnie Générale de Grande Pêche dénommée "La
Morue Française", envoie au Groenland le "Zazpiakbat", un
cordier à quatre mâts goélette et à double moteur comportant une chambre frigorifique,
commandé par le capitaine Bon; en pêchant à la ligne de fonds et au doris, ce
navire fit couramment des pêches de 200 quintaux par jour; sur le banc Fyllas,
entre le 19 juin et le 18 août, il pêche 9600 quintaux de morue; Etienne Bernet développe dans les Annales du Patrimoine de
Fécamp n°12 de 2005 un article complet sur les campagnes de pêche de ce navire
communément appelé « Zaza » qui brûlera à Marseille ? en 1945; cette
année-là, 1929, une croisière du navire-hôpital "Saint Jeanne d'Arc"
avec pour commandant Baugé trouve au Groenland des morues de quantité
impressionnante alors soumis ici à des conditions optimums d'habitat.
- En 1930, la pêche à Terre Neuve était mauvaise et la plupart des navires firent route pour le Groenland dans l'espoir de sauver la campagne; après cinq années d'essai, cette année-là marque vraiment le début et de façon continuelle des grandes pêches dans ces parages; dès lors, le Groenland se présentait plus comme une solution de repli que comme une véritable destination; au lieu de perdre un mois de navigation en mai-juin pour aller de Terre-Neuve au banc Fyllas, certains équipages allaient désormais décider de partir plus tard de France et directement au Groenland pour ne plus y bouger jusqu'à ce que les cales soient pleines. Les méthodes de pêche étaient très proches de celles du Grand Banc, avec une différence toutefois: compte tenu des jours perpétuels de l'été boréal, les tentis pouvaient être posés de jour et de nuit; en outre, la motorisation y était utile pour lutter contre les courants et les icebergs; l'on songeait même parfois à motoriser les doris, à y installer des moulinets pour relever les lignes mais l'arrivée accrue des chalutiers et surtout la survenance de la guerre va tout interrompre… Cette année-là, la Morue Française envoie de Saint-Malo le trois mâts goélette sans moteur "Navarin" de 225 tonneaux avec 31 hommes à bord dont la capitaine Ollivier qui prendra par la suite les destinées du "Zaza"; le « Marité » de Fécamp joua aussi un rôle important dans la pêche au Groenland ; racheté par un armateur danois en 1930, sa voilure est réduite, il reçoit un moteur auxiliaire et pêche ainsi dans les eaux froides de 1930 à 1935.
- En 1931, les nouvelles du Groenland vers Saint-Malo donnaient la présence sur place du « capitaine Guynemer » de « l’Ermite » de « Notre Dame du Chatelet » de « l’Atlanta » et du chalutier « Patrie » (Ouest-France du 17 juillet 1931).
- En 1933, vers la fin juin, il y eut 75 voiliers à partie au Groenland contre 39 chalutiers avec en tout 4093 marins; cette année-là, la pêche fût médiocre; elle fût marquée par la disparition du trois-mâts "l'Ermite" de Saint-Malo et aussi celle du brick "La Lilloise" et du lieutenant de vaisseau Jules de Blosseville [8] .
- En 1934, le Willy Fursy, un dundee de Fécamp fait une seule campagne au Groenland; l'année suivante il est vendu à la Société des Œuvres de Mer, transformé en navire-hôpital et rebaptisé "Saint-Yves".
- En 1935, la « Glycine » de Plouézec près de Paimpol, fait sa dernière campagne de pêche entre l'Islande et le Groenland, alors qu'elle est motorisée ; elle rapportera 4 000 morues, ce qui s'avère être un résultat déficitaire. L'épopée islandaise et groenlandaise pour elle s'arrête à cette date; la goélette est vendue…
- En 1937, quelques navires obtinrent de bons résultats.
- En 1939, le capitaine Ollivier est sur le trois-mâts goélette "Martin-Pêcheur" de 275 tonneaux de l'armement Ferrantin de Cancale avec 37 hommes à bord.
- Pendant la guerre 1939-1945, quelques rares voiliers français vinrent pêcher sur les bancs de Terre-Neuve puis du Groenland mais ils furent capturés par les patrouilles anglaises; le 'Martin Pêcheur" fût incendié, les autres [9] furent vendus à Saint Jean de Terre Neuve, les équipages expédiés à Saint Pierre et Miquelon puis à la Martinique où ils restèrent jusqu'en 1943.
- L'après guerre fût marqué par une augmentation importante des prises européennes; seul le voilier "René Guillon" reprenait la pêche dans ce secteur, les chalutiers en ayant désormais l'exclusivité; en 1952, le 'Bois-Rosé" de Fécamp pêche au Groenland, avec à son bord Anita Conti d'où elle ramènera son "Racleurs d'Océans".
Et les autres pays européens
Toute l’Europe se mit à pêcher au Groenland, le Danemark bien sûr déjà propriétaire des eaux territoriales, mais également la Norvège, l’Angleterre, la Hollande et puis le Portugal…
Citons à titre d'exemple le "Creoula", une goélette portugaise à quatre mâts construite en 1937 destiné à la pêche à la morue ; le bateau quittait Lisbonne en Avril après la bénédiction et s’en allait vers terre Neuve et St Pierre où, si les conditions atmosphériques le permettaient, il péchait jusque fin mai. Ensuite, il relâchait à North Sidney ou St Jong en carburant, eau et repartait vers le Groenland où il arrivait début juin et où il restait tout l’été ; en septembre il retournait en Terre Neuve et ce n’est qu’en octobre qu’il entamait son voyage de retour …La technique de pêche était simple et d’un autre monde en comparaison à ce qui se fait aujourd’hui : de petites embarcations les doris, était jetées à la mer, chaque membre de l’équipage s’en allait seul pêcher la morue à la ligne… avec une moyenne de prise de 660 kg par homme et par jour ! Ce bateau n’a été désarmé qu’en 1974, l’année de la révolution des œillets !
Au Groenland, en 1933, la fin du trois-mâts "l’Ermite" … ainsi que de l’armement Lemoine de Saint-Malo.
L’armement Lemoine, créé à Saint-Malo après l’Empire et prospère tout le long du 19ème siècle, avait été en fait décimé pendant le 1er conflit mondial de 1914-1918 ; de nombreux navires de pêche vont y être anéantis dont le Notre Dame de la Garde, brick de 133 tonneaux, La Tour d’Auvergne, brick de 178 tonneaux, le Florentine, goélette de 126 tonneaux ; il ne subsistera après cette période qu’un seul navire : le Eider un trois-mâts goélette de 177 tonneaux bruts construit en 1910 aux chantiers Gautier de Saint Malo; appartenant à Clémentine Lemoine née Hovius, la veuve de Auguste Lemoine qui le vend en 1917 à son fils Ludovic pour ensuite être attaché à partir de 1919 à Saint-Pierre et Miquelon.
Ludovic Lemoine, le dernier de la lignée des armateurs, pour continuer à entreprendre décide de se lancer avec un nouveau trois-mâts qui devait s’appeler « l’Ermite » : construit en l’an 1923 à Saint-Malo du port de 334,74 tonneaux brut (346 tonneaux 71 /100 jauge brute totale pour les primes) 258,66 tonneaux net (ou 232,66) ; de dimensions longueur 39,47 m largeur 8,80 m hauteur 4,05 m ; inscrit le 15 février 1924, francisé à Saint-Malo le 18 février 1924 sous le N° 2287.
Appartenant à Ludovic Lemoine 5 rue d’Orléans Saint-Malo pour 7 /45, Troyes de Dinan pour 3/45, Baibled pour 3/45, Lemeilleur pour 4/45, Aubert Rielle de Saint-Dié pour 4/45, Buffet pour 3/45, de Traversay pour 3/45 [10] , O’Murphy pour 2/45, de Boismenu pour 1/45, Bellail pour 1/45, Jugault pour 1/45, Briantais pour 1/45
Autres renseignements : le signe distinctif du navire était : OVAJ ; il y avait 34 personnes à bord dont 23 patrons de doris ; le capitaine est François Henry né à Pleslin le 28 novembre 1892, domicilié à Saint-Servan 8 rue Constantine ; rémunération : 7% sur le net ; le second est Gabriel Gardinier ; le saleur est Léon Tirel.
Le navire est armé régulièrement de 1924 à 1933 ; il est expédié le 22 mars 1933 sur les bancs de Terre-Neuve puis prend la direction du Groenland ; le 20 mai 1933 à 3h20 du matin, l’Ermite étant par L : 44°15’N et G :49°25’Wg1, disparaît Louis Marie Célestin Pinault né à Plerguer le 8 février 1886, patron de doris ; aperçu pour la dernière fois par l’homme de quart Emile Bourdillon et manquant à l’appel lors d’un branle-bas de l’équipage vers 4 heures (du matin) ; quelques semaines plus tard, le 13 août 1933, le navire coule par voie d’eau à 13 miles environ de Holstenborg – ou Holsteinborg aujourd’hui Sisimiut - certainement par suite d’une collision avec un iceberg ; l’équipage est sauvé.
La même année, Ludovic Lemoine vend par nécessité financière sa malouinière de Saint-Servan dénommée « La Ballue ».
* *
*
Et voici en final un résumé de la réglementation danoise des années 1920, concernant l’accès des étrangers dans les eaux groenlandaises :
- Il est interdit aux personnes non domiciliées au Groenland de se livrer à la pêche dans les eaux groenlandaises, dans la limite des 3 miles marins.
- Les navires étrangers peuvent relâcher dans une baie ou un port groenlandais dans le cas où ils seraient obligés, par suite d’accident survenu au personnel ou d’avarie, mais ne doivent y séjourner que le temps nécessaire, et doivent se conformer à la réglementation locale et aux ordres des autorités.
- Ces navires sont autorisés en dehors des cas de détresse à faire escale sans permission, dans certains ports groenlandais pour y prendre de l’eau.
* *
*
Cette épopée française au Groenland durera donc dix années environ ; elle s’interrompit lors du second conflit mondial au cours duquel le Danemark, envahit par l’Allemagne, dût prendre des distances avec sa colonie nordique.
L’après-guerre fût marqué par une augmentation importante des prises européennes réalisées désormais exclusivement au chalut, et ceci jusqu’à la réglementation et la protection définitive de la pêche assurée par la création en 1978 des zones économiques exclusives, ou Z.E.E .
Août 2009
Yves Duboys Fresney
Reproduction interdite
[1] Groënland dans la graphie française d'avant 1850, Grønland en danois, Kalaallit Nunaat en kalaallisut, ou « terre verte », Green-Land en anglais; cette étymologie de "Terre Verte" ne peut que nous laisser perplexe en cette période très médiatisée de réchauffement climatique et de fonte des glaces de l'arctique.
[2] Radio-Canada, Pêches et Océans Canada
[3] voir le fonds international pour la protection des animaux - ifaw.org
[4] Mission report in Greenland and Newfoundland (Campaign 1929) Beauge L.
[5] comme l’a fait le père Yvon de la Société des Œuvres de Mer dans son livre intitulé : « Avec les pêcheurs de Terre-Neuve et du Groenland » Rennes : Imprimerie du Nouvelliste de Bretagne, préface de Charcot, 1936.
[6] Un chalutier français, en activité de 1930 à 1952, portera le nom de Groenland.
[7] En 1928, il s'agissait de retrouver le "Latham 47" de Guillebaud et Cuverville accompagné de Amudsen, lui-même à la recherche du dirigeable "Italia".
[8] Depuis, une partie de la côte du Groenland s'appelle "côte de Blosseville".
[9] "Cancalais" "Indiana" "Angélus" "Izarra" et "Bassilour".
[10] La soeur de Ludovic Lemoine, épouse de Charles de Traversay.