INTERVIEW DE DANIEL DERVEAUX

                               Sur Saint Malo pendant la guerre 39-45

 

 

         Y.D.F. : Vous, originaire du Nord de la France, de Tourcoing, comment avez-vous connu Saint-Malo préalablement au conflit :

 

            D.D. : Nous venions, mes parents, ma sœur Madeleine et moi en vacances à Saint Malo durant les années 1930. Ma mère étant au surplus bretonne de Brocéliande, le pays de vacances était tout trouvé, en alternance avec Malo les Bains dans le Nord.

 

            Y.D.F. : Puis, vient le conflit ; qu’est-il arrivé pour vous au cours des années 1940-1941 :

 

            D.D. : service militaire de 1936 à 1939 puis la guerre sur la ligne Maginot jusqu’en mai 1940 ; en retraite jusque sous Nancy et prisonnier le 21 juin 1940 sur la plaine de Crèvechamps. Ensuite dirigé à pied vers l’Allemagne à Saint Jean Rorbach d’où, après réorganisation des 500 000 prisonniers, les allemands nous ont expédiés dans des wagons à bestiaux, où l’on ne pouvait ni s’allonger ni s’asseoir, dans les stalags du nord de l’Allemagne ; pour moi à Fallingbostel près de Brunswick.

 

Y.D.F. :En quelle circonstance, vous a t-il été possible de retrouver Saint-Malo :

 

D.D. : libéré comme sanitaire ? (sic) en juillet 1941 et n’ayant pu aller revoir mes parents à Tourcoing que pour un séjour de 24 heures, je décide de me faire libérer à Rennes craignant également une fusion de nos Flandres avec un pays tampon créé par l’Allemagne. Après cette libération (démobilisation), je choisis Saint Malo comme lieu de résidence, du fait que cette ville accueillait ma famille au temps des vacances.

 

Y.D.F. : Comment s’organisent vos nouveaux projets littéraires et artistiques :

 

D.D. : Bien sûr, il fallait assurer la partie matérielle et pour cela tenter de continuer mon activité d’éditeur-auteur. Hélas, je n’avais aucun bilan à présenter durant ces cinq dernières années de vie militaire forcée ? Et sans bilan, « nicht » bon de papier du ministère. Il a fallu me débrouiller pour trouver une papeterie voulant bien me fournir le tonnage pour le futur livre « Saint Malo de Bretagne » ; le P.D.G., un Mr Bonnet dont je fis le portrait à l’eau-forte, m’avance lesdits bons, illégalement. Voilà la petite histoire de mon premier livre breton. Dans le même temps, j’ouvrais une galerie d’Art de mes œuvres dans l’attente d’un décret m’autorisant la vente de fournitures pour les Beaux-Arts et celle d’objets d’Art, peintures, sculptures etc, obtenue en février 1944 !

 

Y.D.F. : Comment se faisait dans nos vieilles rues la confection de vos dessins et de vos gravures ; devant la pénurie, comment se réalisaient vos travaux d’impression :

 

D.D. : tout d’abord : obtenir l’autorisation de la Kommandantur pour avoir le droit –surveillé- de dessiner dans les rues de Saint Malo, à l’étonnement des passants ; tous les occupants étaient soupçonneux et toujours sur le qui-vive. Malgré tout je pus mener à bien les quelques quatre-vingts dessins destinés à illustrer le futur livre. Ce fut ensuite les séjours dans les bibliothèques et archives de Saint Malo et de Rennes et la consultation de multiples ouvrages que je recherchais et achetais. Ce furent quelques mois d’intense occupation, suivis ensuite de la gravure, d’après mes dessins à la plume. Les bois et les cuivres eurent tous mes soins. Le résultat fut l’impression à Rennes du texte et des gravures sur bois puis l’impression en taille-douce qui fut effectuée par mes moyens propres sur ma vieille presse. J’eus donc quelques soucis concernant l’obtention du papier, mais aussi celle du cuivre nécessaire aux eaux-fortes. Les métaux non ferreux étaient alors réquisitionnés par les allemands et il fallait les déclarer sous peine de condamnation sévère. Heureusement, j’hébergeais, par une coïncidence heureuse, le fils du directeur pour la Bretagne de la réquisition desdits métaux non ferreux. Ce dernier ne s’attarda pas à mon cas de graveur-artiste, le considérant comme non-industriel.

 

Y.D.F. : Avez-vous vraiment le sentiment d’avoir été l’un des derniers témoins oculaires du Vieux Saint-Malo :

 

D.D. : Comme je viens de le préciser ci-dessus, ayant eu la chance d’obtenir l’autorisation de dessiner dans les rues du Vieux Saint Malo, je crois bien avoir été le dernier à pouvoir fixer pour l’avenir le visage de la Cité Corsaire. Je n’ai pas connaissance de quelqu’un d’autre à avoir effectué un tel travail de relevés sur l’ensemble de l’intra-muros et, bien sûr, durant quatre ans, il fut « verboten » de photographier quoi que ce soit à Saint Malo. Grâce à mes dessins, lors de la reconstruction, plusieurs personnes firent foi de mes dessins pour obtenir les dommages de guerre. Ces dessins étaient précis et décrivaient autant qu’un photo ou un plan d’architecte ce qui avait charmé l’œil de l’artiste.

 

Y.D.F. : Où étiez-vous lors des grands bombardements de août 1944 ?

 Lors de votre retour … sur les ruines fumantes … vos impressions ?

 N’avez-vous pas le sentiment que la ville a été détruite pour rien ?

 On a parlé d’un quiproquo à l’arrivée des Américains entre la « cité » d’Aleth et la « city » c’est à dire l’intra-muros ?

 

D.D. : Lors des grands bombardements de Saint Malo, j’étais en Basse Bretagne, bloqué près de ma fiancée et cela depuis le début juin, afin de préparer notre mariage à Douarnenez. Hélas, bloqués eux aussi à Saint Malo par les évènements du débarquement des Alliés en Normandie, mes parents ne purent me rejoindre et, tout étant prêt à l’église ainsi qu’à la mairie, je décidai avec mes beaux-parents, de réaliser nos projets d’union sans la présence de ma famille. J’avais eu raison puisque mon épouse et moi furent retenus à Douarnenez jusqu’à fin août 1944.

            Nous prenons enfin le chemin de Saint-Malo où nous arrivons après bien des péripéties de transport le 4 septembre seulement. Ce fut hélas pour trouver un champ de ruines fumantes ! qu’était devenu l’immeuble qu’habitaient mes parents : un trou béant et des montagnes de pierrailles ; idem pour ma galerie. J’avais caché quelques grands cuivres gravés sous le parquet : il n’y avait plus qu’un amalgame de cailloux et de métal informe ! La vision dantesque de la cité nous fit oublier le pourquoi de notre retour… Où aller quand on est sans gîte ? Mon épouse qui était venue à Saint Malo l’année précédente était sans voix. Longtemps, nous nous sommes demandé pourquoi et par qui avait été programmée une telle destruction. Peu à peu, comme nombre de malouins, nous en arrivâmes à accuser une erreur des américains, mal informés sans doute sur une ville désarmée et quasi sans troupe d’occupants ? Confondant la « Cité » Corsaire et la « Cité » d’Aleth, véritable forteresse elle, nos sauveurs avaient écrasé sous les bombes incendiaires notre vieil intra-muros.

 

Y.D.F. : On a parlé aussi de la faiblesse à Saint-Malo du réseau intérieur d’information ? Pensez-vous aujourd’hui à véritablement une responsabilité des forces alliées dans ce bombardement ?

 

D.D. : Il est dur, bien sûr, d’accuser les Américains dont on sait que leur puissance de feu, leur armement ultra-moderne leur permettaient bien souvent de faire place nette, avant d’investir, l’arme à la bretelle, les objectifs programmés par leur commandement. Est-ce ce qui s’est passé ? A leur décharge, n’y a t-il pas eu également flottement chez ceux qui les renseignèrent dans leur avancée ? Quels renseignements leur furent communiqués, à temps, à contre-temps ?

 

Y.D.F. : Que pouvez-vous dire aujourd’hui de l’action de l’abbé Descottes :

Et de celle de Guy La Chambre :

Vos dessins, vos gravures ont paraît-il servi à la reconstruction et aux attributions des dommages de guerre :

 

D.D. : Il ne nous restait donc qu’un champ de ruines. Saint Malo semblait mort définitivement. Je dessinais quatre ou cinq vues des ruines les plus reconnaissables et me retournai sur le passé et son histoire maritime. Je sortis mon livre « Fastes marins de le Cité Corsaire » en 1945 et sur le sillon, je rouvrais ma galerie d’art-fournitures pour les Beaux-Arts. Par la vente et la fourniture du papier Ozaliv aux architectes, je participai en quelque sorte à la reconstruction de Saint Malo.

Un précurseur de ces architectes-auteurs du Saint Malo Nouveau fut le Chanoine Descottes, conservateur passionné du moindre caillou provenant des hôtels nobles des armateurs malouins. Grâce à lui qui les fit numéroter, bien des reconstitutions réussies sont à mettre à son actif. Mais le véritable maître-d’œuvre de la renaissance de Saint Malo fut son maire Guy La Chambre , grâce à son action politique et économique d’homme d’Etat dont l’influence était grande au gouvernement d’alors.

 

Y.D.F. : Avez-vous pris alors à Saint-Malo des engagements politiques ou municipaux ou autres :

 

D.D. : Pour ma part, n’ayant jamais fait de politique, je ne pouvais que suivre le développement en spectateur, des efforts de tous les malouins intéressés à cette reconstruction. Je fus trois ans conseiller artistique au Syndicat d’Initiative de Saint Malo. Mon activité d’auteur-éditeur contribua également à faire connaître les richesses architecturales du pays malouin : livres sur la Rance, le Clos Poulet et ses malouinières, etc…

 

Y.D.F. : Ou habitiez-vous pendant toutes ces époques :

 

D.D. : Les évènements m’ont obligés à des résidences diverses et parmi d’autres un séjour comme évacué à Plélan-le-Grand au manoir de Tranquemont où j’imprimai mes eaux-fortes pour « Saint Malo de Bretagne » ; à Saint Pierre de Plesguen où j’écrivais mon « Fastes Marins de la Cité Corsaire » et où venait me voir amicalement le sous-préfet Lebas dans ma « Thébaïde » de la Baschoix, juste en face de l’autre « Thébaïde », celle de Lamennais, La Chesnaye.

 

Y.D.F. : Pour conclure, combien pensez-vous avoir réalisé de dessins et de gravures sur la ville de Saint-Malo ; et sur la région :

 

D.D. : Sans en faire une liste précise, on peut compter sur environ 500 dessins illustrant tant les livres que des cartes géographiques et plans

 

 

 

 

                                                                                   Saint-Ideuc, fin juillet  2001